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Bal tragique à la Bastoche : Episode 13

Publié le 21 décembre 2012 par Mazet

Justin : colérique et peureux.

Comme tous les bons généraux « Apaches », Justin avait son quartier général. Il était situé près de la rue de la Roquette, dans un établissement dénommé « La pomme au lard », dans lequel on mangeait le jour et dansait la nuit. C’est vers onze heures qu’il y arriva, ce 25 juillet. Il était élégamment vêtu d’un costard gris et chaussé de pompes jaunes, une bâche bleue complétait son uniforme de mac. Il s’installait invariablement à la même table, autour de laquelle l’attendaient trois ou quatre acolytes béats d’admiration. Leur mise, sans atteindre l’élégance de celle du chef, permettait de ne pas les confondre avec les ouvriers qui venaient casser une croute. Tout le monde buvait de l’absinthe. Le temps de la cérémonie[1], on gardait le silence. C’est Justin qui commandait et payait, rien de tel pour s’attacher l’amitié. L’heure des comptes arrivait. L’argent passait des poches des petits soldats de la truande à celles du chef. Ce jour-là, Robert, une petite frappe chargée de la surveillance des filles de la rue du Chemin-vert, tendit une liasse nettement moins épaisse que d’habitude.

- Tu essayes de me doubler, Robert ? C’est tout ce que les filles ont gagné en deux jours ?

- Justement Justin, je voulais te dire que Fernande tapinait plus.

- Comment ça ? Fernande tapine plus ? Elle est malade ? Elle s’est fait entoiler par les flics ?

- Non… Elle a disparu.

Robert reçut, sur la joue gauche, le revers d’une main ornée d’une chevalière.

- Pourquoi je te paye, Robert. Tu préfères tourner des valses et reluquer les bourgeoises chez Bousca que surveiller les filles. Tu as intérêt à la retrouver illico. Tu me rembourseras avec l’artiche sorti de tes fouilles.

Robert tira de sa poche un mouchoir douteux pour essuyer le sang qui perlait de sa pommette.

- Tu sais très bien qu’on a jamais dompté Fernande.

- Je m’en fous. J’aime les fortes têtes. C’est une bonne gagneuse, mais c’est pas aux filles de décider d’arrêter le turf. Quand on l’aura retrouvée, je vais la placer en maison et pas dans un bobinard de luxe. Ça lui remettra la caboche à l’endroit.

- Mais, comment je fais ?

- T’as fouillé sa carrée ?

- Oui, mais toutes ses affaires sont là. Je crois qu’on l’a enlevée ou qu’elle s’est fait la malle en catastrophe.

- Dans les deux cas t’es fautif, espèce de minable. Elle est partie depuis quand ?

- Depuis le jour où le musico s’est fait dessouder, on l’a pas revue.

- Je vois pas le rapport.

- Moi non plus, je disais ça pour parler.

Etienne, une autre petite frappe, moins gradé que Robert dans la hiérarchie de la bande, mais qui lorgnait sa place, intervint.

- Je suis pas sûr que ce soit pas à cause du mitraillage qu’elle ait foutu le camp. Il paraît que Baptiste allait souvent la voir.

Justin haussa les épaules.

- Il avait pas besoin d’aller dans les draps d’une marcheuse, il avait sa ration d’amour avec toutes les bourgeoises qui passaient chez Bousca.

- Pour sûr m’sieur Justin, je crois pas qu’il venait pour ça. Dans le quartier, on dit qu’ils étaient quasi comme frère et sœur.

- Et alors ?

- Mon pauvre Robert, si on détectait les cons à la naissance, tes parents t’auraient noyé. Quand une fille commence à avoir du sentiment, elle est capable de tout. Si Baptiste avait réussi à l’empaumer, il pouvait en faire ce qu’il voulait. Tu devais surveiller Fernande et t’as pas vu que ce crétin de musico la mettait dans sa poche ?

- Ben si, mais je pensais pas que c’était grave.

- T’es pas payé pour penser. Fous le camp, ta connerie me fourre des abeilles dans le citron. Retourne turbiner à l’usine, t’es bon qu’à être honnête.

Robert quitta piteusement la table. Comme il s’approchait de la porte, Justin s’écria.

- Paye ton verre, tu crois pas, qu’en plus, je vais te rincer la gueule.

Robert jeta deux pièces sur le zinc et sortit la tête basse. Justin se tourna vers Etienne.

- Tu t’occuperas de la rue du Chemin-vert. En attendant, il faut retrouver Fernande. J’ai pas envie que les autres radasses se mettent à faire pareil. On dirait, dans tout Pantruche, que Justin sait pas tenir son cheptel. Je vais réunir quelques aminches de Pigalle et de Belleville. Eux non plus, ils ont pas intérêt à ce que les filles décident, quand elles veulent, de mettre leurs miches en veilleuse. Sinon, y a plus de turbin possible.

Etienne, qui voulait absolument être utile, glissa.

- Cette histoire est embêtante, msieur Justin. Les bourres vont sûrement apprendre que Baptiste flirtait avec Fernande. Il risque de vous chercher des poux dans la tête.

- C’est bien pour çà, qu’il faut la retrouver et vite. Viens avec moi, on va visiter sa piaule. Si ça se trouve, cette buse de Robert l’a fouillée à moitié.

Les deux hommes quittèrent la « Pomme au lard », sans se rendre compte qu’un gamin leur emboitait le pas. Car, Joseph avait suivi, à la lettre, les consignes d’Emile Laplume. Depuis deux heures, il arpentait le quartier. Il était entré, par hasard à la « Pomme au lard », sur les pas de Justin. Il s’était accoudé au bar et avait commandé sa limonade. Il n’avait pas perdu une miette de la discussion, qui, se croyant en terrain conquis, avait abandonné toute prudence. Il entama ainsi prudemment sa première filoche. Quand les deux voyous pénétrèrent dans un immeuble pourri de la rue du Chemin-vert, il s’éclipsa. Il en savait assez. Justin et son nouvel adjoint n’eurent qu’à pousser la porte pour entrer dans la chambre où Fernande distribuait du plaisir aux michetons. Etienne commença à bousculer l’armoire

- Vas-y doucement, sinon les flics seront sûrs qu’on a fait une visite.

A l’aide de leurs grosses pattes, ils fouillèrent dans les jupes, les jupons et les corsages.

- Qu’est-ce qu’on cherche au juste ?

- J’en sais rien. Des trucs qui nous donneraient une idée de l’endroit où elle est cachée, des traces de son flirt avec Baptiste. En plus, je suis sûr que cette garce avait commencé à se faire une pelote. Elle a peut-être pas eu le temps de venir prendre le magot.

Ils firent de leur mieux pour que la fouille ne ressemble pas à une mise à sac. D’ailleurs, ils ne trouvèrent rien. Aucun d’entre eux n’eut l’idée de regarder derrière la coiffeuse. Justin décréta qu’ils avaient fait le tour. Quand ils furent de nouveau dans la rue, il annonça à son compagnon qu’il partait se mettre « au vert » pendant quelques jours et qu’il lui confiait le soin de veiller à ces affaires.



[1]Sur une cuillère percée, déposée horizontalement au sommet du verre, on disposait un morceau de sucre. Puis, très lentement, il fallait faire couler dessus de l'eau fraîche. Le sucre se désagrégeait et passait à travers la cuillère et venait troubler la liqueur d'anis


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