Cela faisait tellement longtemps que je vivais avec. Avec cette étiquette sur mon front. Avec les horaires de bus de villes et de bus verts. Avec la nécessité de me justifier sans arrêt. Avec la terreur de la liste de voeux. Des postes éloignés. Cela faisait tellement longtemps que je vivais avec cette honte. Tellement longtemps. Tellement longtemps que j'essayais d'oublier ce que tu m'avais dit. Tellement longtemps que je tentais de me persuader que je n'étais pas plus incapable qu'une autre, que mes crises d'angoisse et mes cauchemars cesseraient un jour. Tellement longtemps que l'obsession du permis de conduire me hantait, tellement longtemps qu'il empoisonnait mes nuits et mes jours, tellement longtemps, tellement de doutes. Et toutes ces larmes... Tout a pris fin tout à l'heure. Brutalement. Ce n'est encore qu'une belle idée, toute rose, et sans réalité. C'est juste un bout de papier. Le claironner à tout ceux à qui j'avais annoncé mes quatre précédents échecs, alors que c'était, à chaque fois, sensé "être la bonne". C'est la fierté de m'être accrochée. Malgré les humiliations et le découragement. Malgré le dégoût continuel face à tous ces conducteurs heureux, face à toutes ces Twingo insolentes.
Le cauchemar du permis de conduire vivait avec moi depuis quatre ans. Je me réveillais avec et m'endormais avec. Des réveils plus douloureux que d'autres, des sommeils plus pénibles que d'autres. Ne pas avoir le permis faisait partie de mon mode de vie. Partir tôt de l'école parce que dépendante des collègues. Compter sur le papa pour me conduire chez une amie. Miser sur le tram pour m'emmener au centre commercial. Attendre les examens avec impatience. Et échouer. Par quatre fois. S'accrocher. Relever la tête. Malgré le couperet des "cinq fois" et du code à repasser. Changer d'auto-école. Quitter ce qui nous a fait du mal. Quitter ceux qui nous ont fait du mal. Reprendre tout. Apprendre à conduire sans avoir peur. Petit à petit. Je peux y arriver.
Et passer le permis un mardi après-midi. Ne faire aucune erreur. Entendre l'Inspecteur vous dire : "On s'ennuie avec vous, Mademoiselle, vous ne faites aucune bêtise". Cet inspecteur. Ce même inspecteur. Celui qui vous avait hurlé dessus lors de votre troisième passage. Celui qui vous avait fait penser que c'était la fois de trop. Celui qui vous avait fait pleurer pendant trois jours. Je n'y arriverai jamais. J'abandonne. Je suis nulle. Oui, c'était ce même inspecteur. Le même qui vous a mis 3 A et un B cette fois-ci. Le même qui a entouré "favorable", et surtout barré "insuffisant".
Il va maintenant falloir que j'apprenne à vivre comme tout le monde. L'étiquette va peu à peu se décoller de mon front. Surtout dans ma tête. Je vais apprendre à vivre sans l'idée que je n'aurai jamais le permis de conduire. Je vais apprendre à oublier ce que tu m'avais dit. Je vais m'autoriser à rêver. M'acheter une voiture. Faire tout ce que les conducteurs banals font. Partir de l'école plus tard. Aller me balader à la mer si j'en ai envie, sans demander son avis à personne. Dans ma petite Twingo.
Tu étais là quand j'ai commencé. C'était il y a quatre ans. Tu m'avais accompagnée. Je m'inscrivais, la peur au ventre, dans cette auto-école peu recommandable. Le soir de ma première heure de conduite, nous avions été au restaurant. Une pizzeria à C. Je t'avais raconté mes déboires. Toute angoissée que j'étais, j'avais oublié d'attacher ma ceinture de sécurité. Une catastrophe. La panique totale. J'ai passé le permis de conduire pour la cinquième fois le 1er avril 2008. Tu n'es plus là. Mais je l'ai eu.