En refermant le livre, je me suis remémoré ces lignes écrites dans les premières pages :
"C'était le solstice d'hiver. La nuit la plus longue et le jour le plus court de l'année. Par la suite, je penserais souvent que cela avait un sens dont je n'avais pas eu conscience sur le moment".
De fait, le héros du roman, Fredik Welin, un homme de soixante-six ans qui s'est retiré sur une île de la Baltique il y a une dizaine d'années après qu'une tragique erreur ait brisé sa carrière de chirurgien - va voir cette longue nuit de solitude, éclairée comme par un appel vers cette lumière qu'il refusait dans son déni, son renfermement, avec l'intrusion inopinée d'Harriet, la femme qu'il a aimée et abandonnée quarante ans plus tôt ; un premier événement qui sera suivi de bien d'autres, qui lui reviennent comme en boomerang, auxquels il va devoir se confronter pour leur donner sens et arriver au seuil d'une nouvelle vie, être enfin lui-même, apaisé. Le jour qui reprend le pas sur la nuit.
L'auteur, Henning Mankell, est connu pour ses romans policiers. Mais ne vous y trompez pas. Ce roman-là Les chaussures italiennes, même si le rythme, la manière de conduire le récit, la facture sont d'un polar - est réellement un conte philosophique, sur le sens de la vie, l'amour, la responsabilité, la lâcheté, la solitude, la vieillesse, la reconstruction de soi. Et une magnifique parabole sur la nuit du sens.
Les personnages qui apparaissent ou ré-apparaissent dans la vie du héros sont surprenants, mais ce sont des personnages de sa vie, qui viennent à sa rencontre, lui qui se croyait à l'abri dans sa solitude, sur son île - et chaque rencontre est comme une salve d'éclats :
"Le seul enjeu, pour un être vivant, est de ne pas lâcher prise. La vie est une branche fragile suspendue au-dessus d'un abîme. Je m'y cramponne tant que j'en ai la force. Puis je tombe, comme les autres, et je ne sais pas ce qui m'attend. Y a-t-il quelqu'un en bas pour me recevoir ? Ou n'est-ce qu'une froide et dure nuit qui se précipite à ma rencontre ?"
Mais à travers ces blessures rouvertes ce sont aussi des éclats de lumière, la reconnaissance de la vérité, un début de pacification :
"Harriet avait dit qu'elle n'avait jamais aimé un homme comme elle m'avait aimé. Cela me bouleversait. Je ne m'y attendais pas. J'avais le sentiment de pouvoir voir enfin ce qu'avait impliqué, en vrai, ma trahison envers elle – pour elle comme pour moi."
"J'avais trahi parce que j'avais peur d'être trahi à mon tour. Cette peur du lien, cette peur de sentiments trop intenses pour pouvoir être contrôlés, m'avait toujours poussé à réagir d'une seule façon : l'esquive, la fuite. Pourquoi ? Je n'aurais pas su répondre à cette question. Mais je savais que je n'étais pas le seul. Je vivais dans un monde où beaucoup d'hommes passent leur vie à avoir peur de la même façon que moi."
Le héros, comme les hommes qui ont atteint le midi de la vie, est confronté au devoir de réintégrer beaucoup de ce qui aurait pu être vécu et est resté à l'écart, ignoré ou rejeté. On commence à se rendre compte à soi-même de la manière dont la vie s'est développée jusque-là. À cette période de la vie, l'homme ressent son activité créatrice comme un travail sur lui-même.
Tel est le sens du solstice d'hiver : un rythme cosmique qui a sa résonnance en l'humain. La nuit la plus longue qui s'ouvre sur la lumière des jours naissants.