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Mon voisin le tueur.

Publié le 22 décembre 2012 par Sebastienjunca

Pour peu qu’il en ait les moyens matériels, chacun d’entre nous, à certaines époques de sa vie, est un tueur en puissance. Si les inhibiteurs que sont la morale, les conventions, les interdits, la culture, ne sont pas assez prégnants en nous, n’importe quel évènement ou concours de circonstances peut à tout instant nous faire lâcher prise et faire voler en éclats tout ce que l’éducation et la société avaient édifié de moyens de coercition à l’endroit de l’instinct.

Combien de pères de famille dits « normaux », honorables mêmes, parfaitement intégrés socialement – du moins selon toute apparence – parfois même ayant une situation a priori enviable, se sont vus du jour au lendemain les bourreaux de leur propre famille avant de se donner la mort ? Dans un autre registre non moins macabre, combien de mères ne sont-elles pas devenues elles-aussi soudainement infanticides ? Enfin, combien d’adolescents issus de familles moyennes, scolarisés, d’un niveau intellectuel parfois supérieur à la moyenne ne se sont pas du jour au lendemain révélés d’impitoyables assassins ? Tuant de sang-froid parents, frères et sœurs et faisant d’autres nombreuses victimes au sein de leur établissement scolaire ou autre lieu public. Le récent massacre de Newton dans le Connecticut en est le dernier exemple en date.

Tous ces individus, en dépit des faiblesses inhérentes à chacun d’entre nous, étaient des individus tout à fait normaux et reconnus comme tels. « Il était d’un naturel calme ; toujours discret, poli, courtois et serviable »; « Il n’était pas du genre à faire des histoires. » ; « On entendait jamais parler de lui »; « C’était un bon élève, certes timide et discret, mais passionné par les sciences et les mathématiques. »... C’était le cas de James Holmes, 24 ans, qui, le 23 juillet de cette année déboule dans une salle de cinéma d’Aurora près de Denver (Texas/USA) et fait au hasard 12 morts et 58 blessés. C’était également le cas de Mohamed Mehra avant qu’il ne bascule dans la mouvance islamiste intégriste. Tous des jeunes d’une vingtaine d’années, normaux, équilibrés, intelligents de surcroît.

L’individualisme presque forcené mis en avant par nos sociétés modernes pousse la quête identitaire dans ses plus ultimes retranchements. « Réussir ou mourir » devient presque le leitmotiv inavoué de nos sociétés toutes axées sur la performance. Car non seulement l’individu se doit, de plus en plus tôt, de se construire et de trouver un sens à son existence ; mais il doit en plus apporter à la communauté les preuves éclatantes et ostentatoires de son affirmation individuelle et identitaire. Il doit faire la preuve de son intégration au groupe et de ce qu’il est censé lui apporter comme « valeur ajoutée ». À défaut d’y parvenir, c’est d’une certaine manière à sa mort sociale que l’individu se trouve confronté. Mort avant tout symbolique mais aussi parfois bien réelle. La seconde n’étant que le corollaire de la première. Mort qui peut dès lors se manifester de bien des façons : marginalisation, suicide ou révolte excessive contre un système auquel on ne parvient pas à s’intégrer mais vis-à-vis duquel on s’estime néanmoins supérieur. Fort de ses convictions et de sa toute puissance, l’individu désocialisé ne se sent pas pour autant marginalisé. C’est au contraire toute la société qu’il met ainsi à l'écart en éliminant physiquement ses représentants les plus emblématiques.

Dès lors la communauté devient littéralement « hors je ». Disqualifiée au profit d’un individu surdéterminé, hypertrophié et d’un monde personnel surévalué. Aujourd’hui, l’individu nourri sinon gavé de tout ce que la société nous fait ingérer de nourritures affectives falsifiées et frelatées, se sent le besoin d’exprimer de plus en plus ses sentiments pour se sentir exister. Chacun désormais aspire à la revendication de son moi profond. De « l’enfant-roi » des années 70-80 nous sommes naturellement passés à « l’homme-dieu » des années 2000. Car qui désormais ne désire pas au minimum sa petite minute de célébrité ; son petit espace médiatique et numérique privilégié à l’instar d’un petit royaume ou d’un Empirée personnel ? Les sites, les blogs, les messages et les vidéos postés sur le Web par dizaines de millions chaque jour en sont la preuve éclatante. Mais si aujourd’hui les moyens et les aspirants à la divinité numérique sont pléthores, les « élus » eux, restent peu nombreux.

À certains moments clés de notre vie, nous sommes tous comme autant de bâtons de dynamite prêts à exploser. L’adolescence est un de ces moments typiquement initiatiques où les forces vitales sont à même d’exprimer le meilleur comme le pire. Suivant que les hasards de notre histoire individuelle orientent les évènements dans le sens ou à contre-courant de la morale établie. Le fou c’est toujours l’autre. Le criminel, le tueur en série c’est toujours l’autre. Car qui serait prêt à croire qu’il pourrait aujourd’hui ou demain, à la faveur d’une simple parole, d’un acte, d’une injustice quelconque, devenir le tueur en série le plus sanguinaire que l’histoire ait jamais connu ?

Des personnalités d’apparence ordinaire peuvent un jour synthétiser à un niveau supérieur un être qui n’attendait qu’un simple déclic pour se révéler à la lumière du jour. Artiste ; génie créateur ; philanthrope ; petite sœur des pauvres ou criminel de guerre ; tout n’est jamais que le résultat d’une imprévisible alchimie entre l’individuel et le collectif, les évènements et l’ensemble des puissances affectives déchaînées au cœur de l’arène sociale.

Tous les génocides de l’histoire en sont la preuve criante et sanguinolente. Des Camps de la mort aux attentats du 11 septembre 2001 ; des génocides Arménien et Tutsis aux massacres de musulmans de Bosnie à Srebrenica en 1995 ; et jusqu’aux plus récents massacres perpétrés par des individus isolés... Notre humanité, cette Humanité dont nous nous gargarisons chaque jour davantage est en définitive bien peu de chose. Juste une idée. Presque une utopie qui ne tient aujourd’hui qu’à un fil. Ce fil ténu dont est tissée la société. Ce lien tendu entre les hommes et qui nous fait voir l’autre pas plus différent que ce que nous sommes nous-mêmes. Rompre ce lien social, c’est rompre le fil tendu de notre humanité fragile. C’est se donner toute latitude pour ignorer autrui, le nier et à terme, se réserver le droit tacite de l’annihiler physiquement sans plus d’émotion. Car « C’est l’indifférence affective qui autorise la destruction de l’autre [1] » nous dit Boris Cyrulnik.

À une époque où l’individualisme devient la seule véritable foi qui vaille ; où l’idée même de laïcité se meut insidieusement en une affirmation ostentatoire de toutes les convictions possibles et imaginables ; où chaque idée personnelle, philosophie, morale, doctrine, opinion réclame à corps et à cri son droit de cité ; à une époque encore où les liens affectifs et charnels cèdent inexorablement du terrain à la numérisation excessive et où les disparités sociales se font de plus en plus criantes : quels nouveaux massacres se préparent dans l’ombre de la civilisation ?

La certitude d’avoir raison est la plaie par où s’instille le poison de la négation de l’autre. Comme le dit encore l’auteur des Nourritures affectives : « [...] notre culture encense la personne, pulvérisant ainsi le groupe, créant des milliers de sous-groupes, adorateurs de milliers de manières d’être différentes[2]. »

Dès lors, l’attitude qui consiste à faire croire que le criminel c’est toujours l’autre et que la folie peut simplement tout expliquer relève de l’hypocrisie. Elle traduit l’inconscience d’une société qui fuit ses responsabilités. Car tous ces assassins ne sont ni plus ni moins que les symptômes, les crises paroxystiques d’un mal qui se répand insidieusement dans tous les organes de la société. Aussi, croire que la possession d’une arme à feu est un remède à la violence, c’est tout simplement croire que l’on peut éteindre un incendie avec un jerrican d’essence.

Le véritable remède de nature préventive consisterait à renouer avec une communication digne de ce nom. C'est-à-dire une communication typiquement et traditionnellement organique plutôt que cet ersatz de communication numérique qui aujourd’hui ronge les rapports humains comme une gangrène. Car tant que les hommes seront encore faits de chair et de sang, c’est la chair qui devra s’exprimer. À défaut, c’est le sang qui parlera.

Il y a cinq siècles, Thomas More, inventeur de L’Utopie, avait déjà pressenti les infinies conséquences du dogme naissant de l’individualisme. Il avait eu l’intuition des maux futurs dont auraient à souffrir les sociétés modernes. Comme le dit Simone Goyard-Fabre dans son introduction à L’Utopie : « La Cité utopienne est véritablement une “communauté civile”. Il n’est pas question que se glissent en elle les prérogatives ou les revendications de l’individu [3]. » « Ce mal essentiel [qui pervertit les sociétés], ajoute-t-elle plus loin, ce sont assurément les ferments individualistes en lesquels l’amour-propre dégénère en égoïsme [4]. »

Thomas More finira son ouvrage sur un vœu : « [...] je reconnais bien volontiers qu’il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je ne l’espère [5]. » Si L’Utopie est restée dans l’histoire ce n’est malheureusement pas par l’application de ces enseignements. C’est que le titre même de l’œuvre est passé dans le langage courant pour désigner l’aspect vain et illusoire de certains de nos rêves.

Le fervent humaniste finit d’ailleurs sur l’échafaud. Condamné par un roi (Henry VIII) en qui il avait d’abord cru voir un homme de progrès. Quand une civilisation se fait le bourreau de ses propres sauveurs, que peut-on en espérer ?

Sébastien Junca.



[1]    Boris Cyrulnik, Les nourritures affectives, Éditions Odile Jacob Poche, 2000, p. 124.

[2]    Ibid., p.124.

[3]    Thomas More, L’Utopie, Éditions Garnier-Flammarion, 1987 [1966], p. 42.

[4]    Ibid., p.45.

[5]    Ibid., p. 234.


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