- Eh bien, moi, je ne vois pas les couleurs, me déclare-t-il tout en vrac.
Nous jouons au jeu du « secret le plus terrible que je n’ai jamais avoué. » C’est notre premier rendez-vous, nous nous sommes rencontrés sur internet et je ne peux m’empêcher de jouer aux animatrices télés pour cacher ma timidité. Il me plaît mais je préfère ne pas prendre cela au sérieux. Je badine et j’enrobe nos échanges d’une légèreté artificielle. A un moment donné, notre conversation s’est suspendue, un ange est passé et je me suis sentie nue devant lui. Je lui avais déjà raconté toute ma vie, enfin, la version plaisante que j’offre à mes prétendants. Voilà comment j’en suis arrivée à devenir prof de yoga. J’ai fait des hautes études, la London School Economics, j’étais une consultante affairée et brillante et puis j’ai tout abandonné. J’ai rompu avec mon fiancé et j’ai décidé de changer de vie. Ah, ah, comme c’est drôle, hein? Bien sûr, je ne dis pas que c’est à la même époque que ma mère a eu le cancer du sein et que je lui rendais visite presque tous les jours à l’hôpital. Que j’ai failli la perdre, que j’ai eu très peur, parce que j’ai beau entretenir des rapports conflictuels avec elle, c’est seulement elle qui me reste — mon père est mort il y a quinze ans. Qu’à la même époque, je me suis fâchée avec ma sœur à cause d’une bêtise et que je ne lui parle plus depuis. On comprend pourquoi je me suis tant mise au yoga, bouée d’oxygène qui m’empêchait de craquer. Mais cette partie de l’histoire n’apparait pas. Dans mon récit tronqué, je suis lumineuse, conquérante et sûre de moi. Du moins je l’espère. Phil s’amuse, rit quand il faut rire, se tait quand il faut se taire et me regarde avec suffisamment d’ironie pour ne pas être tout à fait dupe des fanfaronnades que je lui étale dans ce restaurant trop chic de Londres avec vue sur la Tamise. J’ai un peu trop bu. J’ai peur que ma langue bleuisse et que mon décolleté rougisse. Je décide de divertir mon public. Pour éviter de glisser sur la piste et de me laisser emporter par ces yeux bleus qui plongent au plus profond de moi et cette main qui s’approche dangereusement de la mienne sur la nappe blanche, tachée par les éclaboussures de notre repas.