Le 28 décembre 1927, Henri Michaux embarque à Amsterdam sur le Boskoop. Destination : Guayaquil (Équateur), via Panama. À bord du bateau se trouvent son ami Alfredo Gangotena, gros propriétaire terrien qui a invité Michaux à venir séjourner en Équateur, André Pardiac de Monlezun, avocat, le peintre Paul A. Bar et le marchand d’art Aram D. Mouradian.
Ce séjour d’une année en Équateur inspirera à Michaux Ecuador, « journal de voyage ». Un véritable « laboratoire » d’écriture, unique en son genre dans l’œuvre de Michaux.
© Benoit Aude
Source Amsterdam, mercredi matin.
Ah ! ce froid, il faut s’envelopper en soi, s’égaliser plutôt pour y bien résister.
Celui qui a sa plus grande force localisée dans la tête, le cœur, la poitrine, les bras, n’est pas fait pour ce pays. Je n’ai pas de tenue devant ce froid. Pas encore assez homogène… — Et cette campagne flamande d’hier ! On ne peut la regarder sans douter de tout. Ces maisons basses qui n’ont pas osé un étage vers le ciel, puis tout à coup file en l’air un haut clocher d’église, comme s’il n’y avait que ça en l’homme qui pût monter, qui ait sa chance en hauteur.
Et maintenant écrire à I, P, H… donner du mangeable à chacun.
Bonsoir ! Bonsoir, Messieurs.
À bord du Boskoop, en mer.Voyons, trente ou trente et un jours en décembre ? Est-ce depuis deux ou trois jours qu’on est en mer ? Dans l’anticalendrier de la mer ? Pauvre journal ! D’ailleurs, ce qui s’est passé tout à l’heure, je ne le dirai pas. C’est le midi de ma journée, mais je ne le dirai pas. Mieux vaut lui couper tout de suite son avenir.
4e jour de mer.16 heures.
Être seul navire, très insolent et superbe sur le grand désert d’eau… Le vent vient à toute vitesse sur mon peu de cheveux qu’il secoue, puis il repart à toute vitesse et moi je reste sur le pont. Vient encore ce vent contre ma tête, repart à toute vitesse, et Dieu sait quand il rencontrera encore un front et de qui pourrait bien être ce front et ce qu’on pourrait avoir à dire de nos deux fronts comparés. Ô navire-orgueil, ô capitaine-orgueil, passagers-orgueil, vous qui ne vous mettez pas de plain-pied avec la mer…sauf toutefois au jour du naufrage… ah, alors… enfin il s’enfonce, le navire, avec son jeu complet de mâts et sa cheminée.
Soir.« Haben sie fosforos ?
― No tengo, caballero, but I have un briquet. »
Telle est la langue du bord.
Si l’on retient « fosforos » c’est que c’est peut-être plus flambant qu’une allumette, par contre « briquet » est bien cet instrument à pierre qui fait du feu. Un artiste européen avec beaucoup de tact écrirait ainsi une jolie langue quadrupède.
Entre gens du bord, un lien : les jeux de carte. Bridge, manille, poker : la seule monnaie de notre civilisation qui ait cours partout.
Henri Michaux, Ecuador [1929] in Œuvres complètes, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1998, pp. 142-143. Édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran.
HENRI MICHAUX
Source
■ Henri Michaux
sur Terres de femmes ▼
→ 24 mai 1899 | Naissance de Henri Michaux
→ 3 juin 1937 | Première exposition Michaux
→ 12 février 1965 | Rétrospective Henri Michaux
→ 19 octobre 1984 | Mort de Henri Michaux
→ La Ralentie
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site de Jean-Michel Maulpoix)
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%0A">« L´écriture amazone » (sur Ecuador d’Henri Michaux, par Laurent Margantin)
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