À l'encre verte de tes yeux
Publié le 28 décembre 2012 par Jlk
Notes de l'isba (31) Fait main. - Le camarade Jean Ziegler me fait sourire avec son refus de tout usage des nouveaux outils d'écriture ou de communication, et pourtant je lui donne raison à divers égards.Selon lui la pensée se pense moins bien à la machine qu'à la main, mieux accordée à la lenteur et de l'esprit et de l'acte d'écrire, et je le pense aussi dans la partie la plus personnelle de ce que j'ai écrit à l'encre verte dans une soixantaine de carnets et dans la composition de vingt livres. Cependant quarante ans de journalisme m'ont rompu à un autre rythme et à un autre rapport au texte sans exclure pour autant une certaine magie à marteler les claviers mythiques de la vieille Underwood ou de la Remington, de l'Hermès Baby pour voyager léger ou de l'Olivetti à chariot bien huilé, avant la passage à la boule de l'IBM électrique puis au silencieuses machines à imprimantes intégrées préludant à l'acquisition du premier Mac (pour moi du premier Atari, comme l'évoque aussi le compère François Bon dans son épatante Autobiographie des objets) en attendant les connexions aussi soudaines que mondiales au Réseau des Réseaux - tout cela ne pouvant manquer, fonction aidant, de modifier l'organe sinon la façon de penser. Ainsi, dans ma seule modeste expérience, ai-je déployé de nouvelles formes d'écriture (dont mes listes quotidiennes témoignent autant que mes notes panoptiques) inimaginables avant la disposition de ces nouvelles trames sur lesquelles tisser et broder...N'empêche: je n'en finis pas de constater qu'un quelque chose de matériel, ou plus exactement de corporel me manque sans le recours récurrent à la main et à l'encre verte. Fétichisme véniel. - Le repli sur sa propre main, et le recours à l'encre verte ne sont-ils pas, ainsi que ne manquera de le relever je ne sais quel psy, le double signe d'une régression à l'enfance (les verts paradis, etc.) à coloration narcissique ? Très probablement y a-t-il de ça, Doktor Sigmund, comme il y a de la nostalgie dans l'encre bleue de Philippe Sollers, ou de la compulsion scolaire dans les infinies recopies des manuscrits de Friedrich Dürrenmatt - et les petits marquis de la nouvelle critique "génétique" s'en donneront à coeur joie en détaillant les types de becs (Sergent-Major ou Caran d'Ache, Lamy ou Mont-Blanc) des plumitives et plumitifs écrivant encore à la main, même si rien ne s'en voit à la fin sur le fichier remis à l'éditeur ou la page imprimée. Enfin "rien", pas tout à fait, une fois encore: car la pensée se module différemment, que la main ralentit juste ce qu'il faut d'une hésitation ou d'une correction poussée parfois jusqu'à l'appel de béquet à la Proust, mais ce frein de la main n'exclut pas le saut d'idée ou d'image de la poésie quand la voix passe le geste d'écrire et que telle fusée passe à son tour toute machinerie mécanique ou numérique. De la marche et du bond. - Il en va d'ailleurs de l'écriture comme de la peinture, qui se partagent entre le mouvement de l'avancée régulière et celui de l'envol. On voit cela très bien chez un Charles-Albert Cingria, qui passe de longs marmonnements à tâtons et de longs piétinements à la subite illumination qui voit son verbe génial irradier. Et de même certain peintres se partagent-ils entre contemplation et fulgurance, tels un Bonnard et un Soutine, ou chez mon ami Bona Mangangu dont les travaux évoquent tour à tour les silencieux orientaux ou la gestuelle précipitée de l'abstraction lyrique américaine. Or nulle pratique n'est exclusive, me semble-t-il, quand tout enrichit l'expérience dont on voit bien aujourd'hui qu'elle n'est plus soumise à l'illusion du progrès technique, pas plus qu'à son refus. Donc allons-y comme ça, chacun à sa façon: là je pianote sur mon épinette à écrire à processeurs intégrés et tout à l'heure, salut je t'ai vu, je retourne au fil vert de mes carnets...