Des anges passent

Publié le 29 décembre 2012 par Jlk
Notes de l'isba (32) Angelus novus. - Tout entretien sur les anges paraît une lubie futile en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamin au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse à son lecteur d'aujourd'hui le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé. WB appelait de ses voeux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme sans rien d'angélique, au sens commun, est ailleurs: dans la fuite, et la perte, et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré. Des anges aptères genre Columbo . - Si la discussion sur le sexe des anges paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge. L'ange en manteau de pluie Columbo, dans Les ailes du désir, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher. Je revois aussi Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pourvoir dire: "et maintenant", et "maintenant", "et maintenant", au lieu de dire "depuis touours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux; quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin,on simule"... À la mort, à la vie. - À l'angélisme béat, voire inepte, limite obscène (genre "nos petits anges" des mères américaines) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois. Or Bacon relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique (en sa face sombre évidemment) qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystique tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius. Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor-amant de l'époque, le peintre Roy de Maistre rallié de plus en plus au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond d'explosion de couleurs extatiques. Or, le même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrisant de la prose célinienne. Mais ces messages extrêmes n'ont pas, pour autant, à nous détourner des anges de Rabelais, dont les choeurs nous ramènent incessamment à ce qu'on pourrait dire l'état chantant de l'angéologie poétique...