Mauricette (post-Atarɐxe)

Publié le 06 janvier 2013 par Banalalban

Mon premier contact avec le diabète, c’est quelque chose lié à l’enfance. Quelque chose de très généalogique. Quelque chose d’un peu caché aussi comme un chancre vaginal, quelque chose de honteux. Un kyste.

Le diabète, c’est comme si ça se passait sous la culotte parce que c’est dans un sens culpabilisant. La société fait tout pour que tu croies que ça l’est.

Après, ce n’est pas si honteux que ça non plus, alors c’est pas vraiment comparable avec un chancre vaginal ou un kyste.

De toute façon je suis un garçon alors cette métaphore de chancre vaginal, je ne peux en avoir qu’une vague idée (j’ai bien vu quelques photos) et puis c’est de diabète dont il est question ici, pas de chancre vaginal, alors, ah ah ah…

Bon…

Je dois bien avouer ne pas savoir parler de moi ou bien encore de ma maladie. J’avoue aussi ne pas vraiment savoir comment commencer cette chose qui consiste à parler de moi et de ma maladie.

J’avoue enfin avoir encore un peu de mal à me définir comme malade même si j’ai bien conscience de l’être et que cela me définit aussi.

En fait, mon diabète me définit autant que le fait d’avoir les yeux verts et un gros sexe.

Je suis dans le couloir, je dois avoir dans les environs de sept ans, je crois, ou pas loin. Je viens de me réveiller et je rejoins le salon. C’est une chose que font les enfants de rejoindre des salons après s’être réveillés. Ils font ça et ils jouent avec des objets comme des assiettes ou bien des seaux, des objets qui ne sont pas des jouets hors de prix. À peine suis-je arrivé sur le palier que mon grand-père m’arrête : « reviens tout à l’heure, mémé fait sa piqûre. »

Quand on a sept ans, ce type de phrase, ça sonne un peu terrible dans le genre : « mémé va mourir », « mémé est vieille », ou bien une tout autre phrase un peu approchante. « Mémé ne t’offrira pas de cadeau de Noël. » « Elle ne fera pas de gâteau non plus. » « Elle ne te fera encore moins un bisou lorsque tu iras te coucher. » Mais quand tu as sept ans, tu as d’autres choses à faire aussi alors cela n’est pas très important et tu oublies vite. Tu as bien d’autres apprentissages. Tu fais des barrages dans les cours d’eau, des bagarres, et tu inventes des mondes. Et tu rejoues avec des objets qui ne sont pas des jouets hors de prix.

« Mémé fait sa piqûre », c’est au final devenu banal parce qu’effectivement, tous les matins, mémé fait sa piqûre. C’est devenu aussi banal que mémé parfois fait des malaises.

C’est comme ça et ça n’empêche pas la terre de tourner, je veux dire : parfois mémé devient un peu pâle, elle s’assoit et dit : « c’est le vent d’Est dehors, je vais faire une hypo », alors tu regardes les lavandes pour voir si tu comprends vraiment cette histoire de vent d’Est et la façon qu’il aurait de faire plier les arbustes et incommoder les mémés, puis quelques heures plus tard mémé devient effectivement blanche, elle tremble, transpire, et elle mange quelques sucres. Mon grand-père généralement tonne dans ces cas-là « les enfants, allez dans votre chambre, mémé fait une hypo », et mon frère et moi, nous nous exécutons en regagnant notre chambre pour jouer à des choses qui nous font oublier que « mémé fait une hypo » et que « mémé fait sa piqûre » autant que les gros yeux de pépé qui aime pas avoir des enfants dans les pattes lorsque mémé fait sa piqûre ou bien une hypo de toute façon pépé est parfois trop sévère et un peu psychorigide comme en témoigne sa coiffure militaire en brosse. Mon frère joue avec des jouets hors de prix parce qu’il est un peu plus grand que moi, moi qui me contente encore d’objets bon marché qui ne sont pas des jouets hors de prix. Du moins pas encore.

Quand tu as sept ans, tu comprends donc qu’une hypo est une hypoglycémie et qu’il s’agit d’un malaise. À sept ans finalement, tu es plutôt intelligent et tu saisis beaucoup de choses comme ce terme d’hypoglycémie que tu relies à ta mémé blanche comme un cul, à son visage baigné de sueur et à ces sucres qu’elle avale pour que ça passe. Tu n’as par contre pas du tout saisi cette notion de vent d’Est ni son rapport avec la choucroute.

Mais tout ça revient souvent comme « mémé a du diabète » et « mémé doit aller à Toulon pour faire un examen des yeux. »

L’examen des yeux pour toi c’est une activité amusante que tu aimes bien comme les assiettes et les autres objets qui ne sont pas des jouets hors de prix. Tu vois mémé mettre sa tête devant un écran et appuyer sur une petite poire en plastique à chaque fois qu’elle voit une petite lumière qui se déplace sur ce dernier, des comme sortes de spots. L’ophtalmo juif (pépé a dit un jour « l’ophtalmo de mémé est juif », alors ce truc d’ophtalmo juif est resté, je m’en excuse…) t’autorise à regarder par un petit trou et tu peux voir l’œil de ta grand-mère en gros et les petites veines qu’il y a dedans. Pendant ce temps, ta mémé s’active sur sa poire comme une damnée. Elle pouëtte. Il faut bien avouer que cette poire est un peu ridicule. Puis l’ophtalmo juif de mémé parle de l’un des yeux de mémé pour dire que « ça progresse. » Tu comprends alors que mémé devient aveugle et que c’est en grande partie à cause de son satané diabète.

C’est ce dernier qui explique aussi la méchanceté de mémé et ses réactions un peu difficiles parfois. Pépé dit : « si mémé devient acariâtre, il faut pas lui en vouloir, c’est la faute à son diabète. » Toi, du haut de tes sept ans, tu ne retiens qu’une seule chose : c’est le mot acariâtre. C’est un mot rigolo. Tu le ressortiras souvent dans la cour de récréation par la suite. « Je n’ai pas envie de jouer, car je suis acariâtre. » « Je ne mangerai pas à la cantine aujourd’hui, car je suis acariâtre. » « Je ne peux pas faire de sport parce que je me sens un peu acariâtre. »

L’ophtalmo juif de mémé donne un deuxième rendez-vous quelque temps plus tard pour voir « comment ça évolue. » Puis : « faites attention. » Et : « il veut un bonbon le petit ? » et tu repars avec une sucette pleine de sucre.

L’ophtalmo juif de mémé fait « au revoir » avec sa main. Sans doute reviendras-tu.

Il y a les pieds de mémé aussi. Elle a les doigts de pieds recourbés vers l’intérieur comme si quelque main étrange venait tirer sur des fils et transformait ses orteils en griffes. Elle dit qu’elle ne les sent plus du tout au bout. Toi, tu trouves sincèrement la forme de ses pieds complètement dégueulasse. C’est au-delà du pas beau : c’est vraiment répugnant. Ça te donne envie de vomir. Ça te dégoutte même de ta mémé que tu réduis à ces pieds. Elle a ces espèces d’ongles jaunes qui ont l’air très durs. Ses pieds, on dirait des serres de rapace. Si tu aimes ta mémé, tu n’aimes en revanche pas du tout ses pieds, ça c’est sûr et certain. Tu ne voudrais pas qu’on te laisse seul avec eux dans une chambre aux volets tirés et encore moins après minuit.

Enfin, il y a les doigts de mémé. Ces doigts qu’elle pique avec une sorte de petit appareil dont elle change l’aiguille régulièrement : une fois piquée, elle fait perler de sa phalange une unique goutte de sang qu’elle dépose sur une bandelette insérée dans un petit boitier. Elle dit : « je vais faire un dextro » et elle fait ça : la piqûre au bout du doigt, le sang, la bandelette et l’appareil qui émet un bip bip et qui donne un chiffre qui semble important et assez précis pour qu’il soit noté dans un petit carnet.

Ton premier contact avec cette maladie, c’est tout ça. C’est très lié à mémé. C’est elle qui va faire ton éducation là-dessus sans vraiment que tu saches que cela aura son importance plus tard. C’est souvent comme ça avec les grands-parents : tu ne réalises leur importance que trop tard.