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Scène 3 – La Tour

Publié le 08 janvier 2013 par Ctrltab

Scène 3 – La Tour

Les tours, ça ne parle pas. Le genius loqui, ça n’existe plus. L’essence de la réalité, c’est de ne pas avoir de double. Alors, où suis-je ? Pire, qui suis-je ? Seule ma destruction attesterait au final de ma présence au monde ? Pendant cinquante ans, je vous ai tous abrités, avec ma sœur jumelle. Nous vous avons protégés du vent, du froid, des intempéries, du dehors. Nous avons été les réceptacles de vos amours, puis, de vos haines, enfin, de vos désespoirs. Et vous nous achevez ainsi ? Parce qu’il n’est plus possible de remplacer nos fenêtres rondes, hors normes, où il est plus facile de se jeter que de se pencher ? Parce que l’ascenseur est en panne jour et nuit ? Parce que nos lucarnes sont brisées ? Parce que la minuterie électrique n’a de toute façon jamais fonctionné dans les couloirs ? Cela n’a plus rien ni de flamboyant ni de glorieux de monter les 37 étages d’une tour phallique, bêtement triomphante. Ca commence toujours ainsi. Un jet viril et rapide qui se termine en débandade lente et molle à la longue.

Au début, vous nous aviez donné un nom : l’ensemble des arlequinades. La plaisanterie a été courte. Le joli Arlequin d’autrefois n’a pas tardé à céder la place à un « casse-toi, bouffon, que je m’y mette. » Ce n’est pas de la violence, ça, non, c’est juste de la pression. Je les connais vos ritournelles. Je les ai entendus cent fois vos refrains avec ma sœur. Votre rancœur. Votre jalousie. Vous ne m’aurez pas avec votre mauvaise foi.

Bande d’arlequins, oui ! Vous nous en avez fait voir de toutes les couleurs. Rappelez-vous le 11 septembre. Nous étions devenues vos twin à vous, vos queens ! Tous les garçons se sont mis à porter la barbe pour ressembler à Ben Laden. Les filles, toujours aguicheuses et aussi Marie-ou-plutôt-Djemilla-couche-toi-là, portaient le foulard sans même savoir pourquoi. Traitez-moi de raciste ! De fasciste ! De troll cramé. Je m’en fous. Vous n’avez pas encore compris. Je ne suis que le reflet de ce que vous êtes.

Je suis l’avorton malade d’un délire d’architecte dont je ne me souviens même plus le nom. Pas plus que vous, je ne peux suivre le fil qui me remonte à mes ancêtres. Qui me rendrait fière. Digne d’un héritage. Je n’ai même pas de dot. Juste ma sœur en vis-à-vis, pâle reflet de ma propre décrépitude. Nous sommes une utopie qui aurait préféré ne pas naître.

Avant, nous n’étions qu’une. Une passerelle nous reliait l’une à l’autre. Tel un cordon ombilical. Les voitures y étaient interdites. Au début, il y avait quelques commerces, des arbres, des enfants, des rires. Petit à petit, les commerces ont périclité. Pas très pratique de faire ses courses à bout de bras quand on a plus de cinq bouches à nourrir, non ? Les enfants sont partis, leurs mères aussi. Les rires se sont éteints. Les dealers sont arrivés. Le mignon petit pont qui nous reliait s’est transformé en coupe-gorge. Poétiquement rebaptisé le rouge-gorge. Et couic ! Ca a été le premier à déguerpir. L’année où la mairie l’a détruit, le taux des agressions a baissé de 25% dans la ville.

Bien sûr, le répit a été de courte durée pour le délit. Vous êtes revenus me chatouiller les pieds ou squatter mes terrasses vides. Mes murs tremblaient mais qu’est-ce que je pouvais faire si ce n’est me taire ? Et me parer de vos tags bigarrés rêvant d’un autre ailleurs (où j’y suis).

Ok, c’est vrai qu’on s’est aussi bien marré. Quand le VRP repartait bredouille en chaussettes, la queue entre les jambes, parce que vous lui aviez chourré ses belles pompes cirées ! Vous les jetiez aussitôt, elles étaient trop moches, vous n’aimiez pas les bouts pointus et, de toute façon, ce n’était même pas votre taille… On s’est bien doré la pilule quand vous inventiez des barbecues sauvages sur ma crête et envoyiez la sauce jusqu’à la fin de la nuit. C’est devenu moins drôle quand vous vous êtes mis à viser les passants avec vos bouteilles en verre…

Je suis devenue votre état de siège, votre état de guerre. Votre Bronx, votre Scarface, votre Sarajevo, votre Beyrouth, votre World Warcraft. Les références évoluaient au fil des années et des générations. La Tour aux millions, voilà ce que je suis devenue, le lieu idéal pour le bizness. Bref, votre terrain de jeu préféré. Presque aussi vrai et violent que vos video game. Et je terminerai exterminée en millions de pixels comme vous l’avez souhaité. Game Over !

Et maintenant, votre guerre, où allez-vous la faire ? Où irez-vous quand je ne serai plus ? Pour vous conforter dans vos mauvais rêves et vous bercer tous ensemble, bien unis, dans le chaos ?


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