Scène 4 – Le roi (Ahmed)

Publié le 11 janvier 2013 par Ctrltab

Sur scène, deux journalistes de France Culture interviewent un jeune homme. Il est le seul éclairé.

AHMED

Je parle sous l’anonymat, c’est bien entendu ? Je ne m’appelle pas Ahmed et vous n’avez jamais entendu parler de moi, ok ? Ecoutez, je vais vous dire, France Cul, on n’en a rien à branler des tours. Ce n’est pas un problème de lieu. Le bizness, ça se déplace. Ils ne l’ont pas encore compris, les mecs. Il n’y a rien de plus immobile qu’un nomade. Ils fument trop tous, ça leur met la tête au carré. Même ceux d’en haut. Ils fantasment, oui. Qu’est-ce qu’ils croient ? Moi, je gère. Je calcule, je monte mes tableaux Excel. Je mesure les risques, le passif, les actifs circulant, les cycles et flux d’exploitation, les approvisionnements, les intérêts, etc. On n’est pas à Hollywood ici. Un dealer, ce n’est pas un mec plein aux as avec la gueule de travers, la Porsche clinquante et tunée, les nanas jusque là. Avec la main basse sur tout le quartier. Un mauvais dealer peut-être, oui. Moi, je suis juste un bon comptable. Habile en tour de passe-passe et en arithmétique. Point.

Qu’est-ce qu’ils croient ? Ils ont vu ma mère ? Face à ce colosse, vous apprenez le contrôle de gestion plus vite que votre ombre. Vous vous tenez droit ou vous déguerpissez, la queue entre les jambes. Comme mon père. C’est elle qui a trouvé l’avocat de la famille, un mec qui officie sur les Champs Elysées. Ne me demandez pas comment. Ca me dépasse. Avec lui, je pense que l’aîné ne va pas tarder à sortir. Il en a pris pour six ans, les flics l’ont bien accroché. Lui, c’était un vrai caïd. Respect. On est tous dans le bizness, les quatre frères. Il y a l’aîné, S. qui est là-bas. Moi. Et le petit. Il est guetteur. Il ne s’est fait chopper qu’une fois. Il est ressorti du commissariat aussi rapidement qu’il était entré. Merci qui ? Merci Monsieur l’avocat de la place de l’Etoile. Merci Mama.

Voix off. Commentaires sur un ton poli et bien éduqué à la France Culture.

FRANCE CULTURE

F. n’ira pas plus loin. Son téléphone sonne, il décroche, il s’excuse, nous dit-il, « les affaires reprennent… »

Les journalistes sortent du plateau. Ahmed seul au téléphone.

AHMED

C’est bon ? Tu lui as donné ce qu’elle voulait ? C’est important. Il faut qu’elle soit relax demain, la babe. Elle a un casting pour une pub. Elle va tous les défoncer. (…) Tu as vu son écran de portable et alors ? (…) Ce n’est pas ma tête qu’on y voit ? (…) Ah oui, laquelle, alors ? (…) Tu l’as reconnu ? C’est un mec des tours ? (…) Ne joue pas ce petit jeu-là avec moi. (…) Un blanc. Ok. (…) Donne-moi son nom. (…) Willy ? (…) Comment peut-elle ? Je n’y crois pas. (…) Je vais aller le massacrer. (…) Quoi, impossible ? (…) Tu arrives avec Chloé dans dix minutes ? T’es fou ! Je ne veux pas qu’elle mette les pieds ici. C’est dangereux. C’est la chouma ! (…) Quoi, elle a insisté ? (…) Elle veut répéter la scène pour demain avec moi ? Elle me prend pour un bouffon ? (…) Elle veut me voir. Qu’est-ce qu’elle a ? Tu veux que je te dise, mec, ça sent le « il faut qu’on parle » à plein nez… (…) Bon, écoute, ramène-la en bas de la Tour aux millions. Au parking. On sera peinard. Je vais gérer ça. Comme d’habitude. De toute façon, il est toujours trop tard… Je gère.

Il raccroche et sort.