LA VIOLENTE BEAUTÉ DU ROUGE DANS LES TABLEAUX DE CHAÏM SOUTINE
Du 3 octobre 2012 au 21 janvier 2013, le musée de l’Orangerie, à Paris, a consacré une remarquable rétrospective à l’œuvre de Chaïm Soutine. Marie-Paule Vial, la commissaire de l’exposition, l’a intitulée « L’ordre du chaos », indiquant ainsi les forces contradictoires qui ont écartelé l’artiste lituanien. Entre apollinien et dionysiaque. Mesure et démesure se livrent en lui une lutte sans merci. Une logique architecturale puissante distribue ses colorations, ses lumières, ses ombres avec la sûreté d’une fonction.
Ses tableaux en mouvement, pris dans une sorte de frénésie, comme si la Terre tremblait, sont en même temps régis par des règles qui montrent la grande culture de Soutine, visiteur assidu du Louvre 1. « Une passion de la mesure et de la proportion exactes, de l’équilibre architectonique et anatomique ne cesseront de le tourmenter », affirme son ami Elie Faure. Et c’est peut-être dans cette tension qu’il faut chercher l’originalité de ses tableaux 2. Soutine aspire avec désespoir à un ordre intérieur. Par cette recherche permanente de l’élément fixe au sein du mouvement, Soutine est baroque. Cette quête du fixe dans le volatil s’exprime dans ses études sur les animaux morts. Le corps y est sculpté en état de décomposition, la chair disparaît pour accéder à la pureté. Elle aboutit au noyau central : l’esprit.
Et la présence vivante et violente de cette tension s’exprime à travers l’emploi que Chaïm Soutine fait des couleurs, et notamment du rouge qui semble être chez lui la marque d’une blessure à vif : sa blessure qui ne s’est jamais refermée. Et c’est en elle que le peintre va puiser toute son énergie créatrice ; c’est elle qui sera le creuset fécond de sa création. Elle est le cœur de la palette même du peintre, l’épicentre de ses couleurs. Du rouge de la blessure, il puise l’intensité et la vie de ses natures mortes, de ses paysages et de ses portraits. Le rouge révèle une lumière sonore qui excède la forme et lui confère une dimension étrange ouvrant sur un invisible.
■ Vibrations sonores du rouge : expression palpitante de l’intériorité
Dans cette exposition du musée de l’Orangerie, deux salles de portraits encadrent une section consacrée aux paysages, et une autre aux natures mortes. Si l’œuvre de Soutine n’est pas exactement la même en 1918 et en 1940, s’y retrouve pourtant une sorte d’unité qui se révèle par la couleur, et notamment à travers le rouge que le peintre utilise comme une note de musique tantôt aiguë, tantôt grave.
Il y a dans le rouge de Soutine l’expression d’une violence pure comme si la vie y était mise à nu, dépecée tels ces bœufs ou ces dindons écorchés. Le rouge de Chaïm Soutine ouvre sur un au-delà de la forme qui nous fait rejoindre son origine, le principe même de son apparition. La chose est là, si vibrante en sa présence qu’elle semble se livrer tout entière. Mais cette donation la retire aussitôt à toute capture, à toute appropriation. Le rouge donne à l’objet sa présence vibrante : elle tremble dans l’expression palpitante de son intériorité ; elle se livre tout en se dérobant.
Le rouge traduit ce paradoxe comme une tension. Car, s’il met à nu, il retire aussitôt ce qu’il donne. Il semble donc nous immerger au cœur de la vie, de la création artistique, dans le cri de la peinture de Chaïm Soutine – celui-là même qui résonne à travers les touches tourbillonnantes de son pinceau. Ainsi la peinture de Soutine s’exerce-t-elle moins dans l’espace que dans le temps : une sensation lumineuse se prolonge à travers le rouge qui nous fait vivre l’instant comme une éternité, la lumière comme une étincelle incréée.
Chaïm Soutine, Nature morte à la raie, 1923
Huile sur toile, 80,5 x 64,5 cm
The Cleveland Museum of Art (Ohio),
don du Hanna Fund
© Artists Rights Society (ARS), New York | ADAGP, Paris
Source
■ Le rouge des Glaïeuls et de La Raie
C’est à travers la série des Glaïeuls (1919) que ce rouge se révèle dans toute sa splendeur : ici l’épaisseur de la pâte traduit le jaillissement vigoureux de fleurs aux formes si contournées qu’elles en paraissent vivantes : leur présence vibrante communique une sonorité inouïe qui nous les fait appréhender dans leur essence même de fleur (on entre ici dans l’intériorité même de la fleur, dans son secret). Le rouge qui se déploie dans toute son intensité à travers ces fleurs ― elles font figure de corps tourmentés ― se retrouve aussi dans les études de bœufs écorchés. Soutine peut également l’introduire en détail strident, comme le poivron au premier plan de la Nature morte au faisan.
La Raie attire tout particulièrement notre attention, cette raie de 1924 qui trouve son écho dans La Raie de Jean Baptiste Siméon Chardin (1728). Comme La Raie de Chardin, La Raie de Soutine est ouverte. Son architecture est délicate et vaste, teintée de sang rouge : les entrailles de l’animal se confondent avec les tomates, mêlant les règnes animal et végétal. Cette raie de Soutine étonne : le rouge en fait ressortir toute l’étrangeté. L’œil se trouve attiré par la tête semblable à un visage humain déformé. La raie de Soutine n’est plus une raie. Le rouge en excède la forme et la révèle autre, étrange étrangère : visage d’un homme qui rit d’un rire sarcastique, visage déformé dans le contenu même de sa forme.
Le rouge révèle ainsi la tension inhérente à l’œuvre de Soutine : mesure et démesure s’y rencontrent et donnent naissance à l’image peinte – image qui révèle l’intériorité, une sorte d’en-dedans du réel, comme si se donnait à voir autre chose que la simple apparence.
Chaïm Soutine, Le Bœuf égorgé, vers 1925
Huile sur toile, 202 x 114 cm
Musée de Grenoble
© ADAGP, Paris
Source
■ L’union de la matière et de l’esprit : Le Bœuf écorché
On retrouve toute cette force vibrante du rouge à travers la série des bœufs écorchés (vers 1925) dont le motif est inspiré de Rembrandt (1655). La splendeur viscérale s’élargit ici aux dimensions cosmiques. Soutine touche à la pureté et rejoint les profondeurs : il confronte le spectateur avec le mystère tragique, phosphorescence de la mort au sein même de la vie : « Qu’un bœuf ouvert rutile comme les trésors de Golconde […] que cela soit de la viande ensanglantée, là est l’esprit », affirme Elie Faure. Le rouge de ces tableaux rejoint la vision tragique car il n’expose pas la tragédie en général, la lutte entre l’esprit et la matière, mais l’indissoluble union de la matière et de l’esprit.
Pourpre et incarnat vont restituer la matière dans ses profondeurs palpitantes, la laissant apparaître dans toute la force de sa présence. Sous l’apparence d’un débordement violent, sans mesure, presque chaotique (viscères et entrailles débordants), Soutine contient cependant la force dionysiaque : il dirige le contenu sans qu’on le sente. Sa matière est un organisme que l’ascension de sa vie intérieure développe avec cet ordre lent et large. Le génie de l’artiste rend ici, à travers l’emploi qu’il fait de l’incarnat, du vermillon et du magenta, le suc des épaisseurs vivantes qui s’unit à l’esprit. Les flaques des variations de rouge apparaissent alors infinies : elles sont comme l’expression surnaturelle de la vie visible qu’elles nous offrent. Mais il faut tout de même que cette viande ait saigné, qu’on voie encore perler les larmes rouges au niveau des plumes arrachées, que l’on surprenne des taches suspectes affleurant sous l’or de la peau, que les gemmes vertes ou bleues de ce qui reste des ailes se teignent de pourpre gluante.
L’inspiration que Soutine puise dans l’œuvre classique de Rembrandt, de Greco, de Courbet et de Chardin, a son pendant chez le peintre moderne Francis Bacon. Ce dernier conservait dans son atelier des carcasses de bœuf, tandis que Soutine n’hésitait pas à garder la viande jusqu’à sa décomposition.
Chaïm Soutine, L’Enfant de chœur, 1927-28
Huile sur toile, 63,5 x 50 cm
Paris, musée de l’Orangerie
Collection Jean Walter et Paul Guillaume
© ADAGP, Paris
Source
■ Variations sur L’Enfant de chœur (1925-1928) et le motif du groom
Figure emblématique des portraits peints par l’artiste, L’Enfant de chœur de Soutine s’inspire des deux enfants de chœur qui apparaissent dans Un enterrement à Ornans. Ici, la suppression de l’arrière-plan fait ressortir le rouge et le blanc éclatants : le rouge y transparaît avec une force qui confère à la toile une présence insolite : matière spiritualisée, il nous conduit dans l’intériorité même du personnage. L’enfant de chœur, à la figure allongée semblable à celle du Greco, est tout entier visible dans ce rouge et ce blanc qui le font apparaître presque inquiétant sur ce fond noir.
Dans le portrait traité en buste, la disposition est pyramidale : pyramide des épaules soulignée par celle que forment les bras. La disposition reflète en miroir celle des mains en prière. En revanche, les mains elles-mêmes, comme souvent chez Soutine – à l’exemple de Van Gogh –, sont informes et nouées, isolées et comme indépendantes du personnage. C’est dans cette période des Enfants de chœur que Soutine peint aussi divers employés et donne alors sa pleine mesure à la couleur rouge dans le Groom (1928), conservé au Musée national d'Art moderne du Centre Pompidou (et non présent dans l’exposition du musée de l’Orangerie). Ici le sujet est tout entier son vêtement. Le rouge fait sa présence – intense, vibrante : il nous saute aux yeux. Soutine prend l’uniforme comme élément fixe du tableau et travaille les variations de la couleur et de la forme.
Chaïm Soutine, Le Groom, 1928
Huile sur toile, 98 x 80,5 cm
Musée national d'Art moderne - Centre Georges-Pompidou
© ADAGP, Paris
Source
En faisant disparaître l’individualité, Soutine transforme ses portraits en natures mortes.
Une joie sensuelle émane du rouge des toiles de Soutine : couleur palpable, vibratile, violente, le rouge donne à l’œuvre du peintre une marque incomparable – la marque d’une énergie dionysiaque surmontée dans l’harmonie de la forme apollinienne. La réconciliation dans la peinture de deux forces contraires ouvre un chemin de libération dans les contradictions de l’existence.
Isabelle Raviolo
D.R. Texte Isabelle Raviolo, Paris, janvier 2013
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1. C’est son entière disponibilité, sa totale liberté qui pousse Soutine à prendre modèle sur les grands maîtres. Il ne les copie pas, il les réinterprète.
2. « Tourmenté, fier, ambitieux pour son œuvre, rarement satisfait, la vie de Chaïm Soutine a été une progression inquiète mais continue vers la réalisation de cet ordre interne qui donne leur poids aux œuvres inspirées qu’il rencontrait chez Rembrandt » (Marcellin Castaing, Soutine, Catalogue de l’exposition Soutine à la Tate Gallery de Londres, 1963).
CHAÏM SOUTINE
Autoportrait, vers 1918
Huile sur toile, 54, 6 x 45,7 cm
The Henry and Rose Pearlman Foundation
en dépôt au Princeton University Art Museum
Source
■ Voir | écouter aussi ▼
→ (sur Paroles des jours) Le temps vivant de Soutine, par Stéphane Zagdanski (texte conçu pour une émission de radio consacrée à Soutine, diffusée en mai 1996) [PDF]
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