Diverses circonstances de la vie peuvent nous amener à nous poser, encore et toujours, la question de l'immortalité de l'âme. Que subsiste-t-il de la personne, de l'individualité d'un proche qui disparaît ?
Les religions répondent de façon dogmatique. On croit, ou on ne croit pas, ce qu'elles affirment au nom d'une Révélation ou en se référant à des textes sacrés.
Mais quid de la raison philosophique ? Certains penseurs, comme Lucrèce, ne discutent pas la thèse de l'immortalité de l'âme humaine. Ils la jugent absurde. L'âme est l'âme d'un corps. La mort d'un corps ne va pas sans la mort de l'âme. Lucrèce fait remarquer que l'âme d'un adulte ne peut s'incarner dans le corps d'un enfant, l'âme d'une femme dans un corps masculin etc. La puissance intellectuelle chancelle dans le corps délabré du vieillard... L'âme a donc une histoire liée à celle du corps.
Aristote apporte d'autres éléments de réflexion. Pour lui, l'âme est le principe de vie. Tous les vivants, en tant que vivants, ont une âme : les plantes ont une âme, les animaux ont une âme, les hommes ont une âme. L'âme humaine, qui couronne en quelque sorte cette hiérarchie, a-t-elle une ouverture vers l'immortalité ? Si l'âme est principe de vie, le principe survit-il à la mort du corps, qu'on constate ?
Je ne veux pas passer en revue tous les penseurs, il y faudrait un livre entier - qui distinguerait entre les philosophes qui raisonnent à partir du dogme, leur raison tentant de rendre compte de ce qu'ils croient ; et les philosophes qui pensent à partir de leurs convictions vécues, leur expérience de vie.
Parmi ces derniers, je voudrais citer la réflexion d'un philosophe d'aujourd'hui. Marcel Conche, puisqu'il s'agit de lui, a une vie bien remplie. Âgé aujourd'hui de plus de 90 ans, fils d'un modeste cultivateur corrézien, il s'est arraché à son milieu d'origine par les études, d'abord à l'école normale primaire de Tulle puis dans l'acquisition de grades universitaires : diplômes de philosophie, agrégation, enseignement de la philosophie dans différents lycées et enfin professeur à la Sorbonne jusqu'en septembre 1988, date à laquelle il prend sa retraite. Proche de la pensée des premiers philosophes grecs, Marcel Conche a publié de nombreux livres sur Lucrèce, Pyrrhon, Homère, des éditions d'Épicure, Anaximandre, Héraclite, Parménide, et des ouvrages de philosophie où il traite de nombreuses questions de la métaphysique. Il s'est ouvert aussi à la pensée orientale et a écrit un livre de traduction et commentaires du Tao Te King de Lao Tseu. Ces dernières années il publie, tome après tome (on en est au tome V) un passionnant Journal étrange qui est, comme il l'explique, 'étrange', en ce sens qu'il n'y relate pas ce qui lui arrive 'au jour le jour', mais seulement ce qui lui vient à l'esprit de façon imprévue et non préparée. À la manière d'un blog philosophique, somme toute.
Par sa philosophie, une philosophie de la Nature très inspirée de celle des premiers philosophes grecs [qu'il appelle les Antésocratiques], Marcel Conche ne croit pas en l'immortalité de l'âme. Voici cependant certaines de ses réflexions dans son Journal étrange [IV] :
"L'âme humaine est-elle immortelle ? Je ne le crois pas ; cependant l'expérience que j'ai de la liberté - ou plutôt de la libération - de l'esprit, m'amène à des réflexions assez étonnantes.
Que devient l'esprit dans la vieillesse ? J'ai longtemps pris pour argent comptant les observations de Lucrèce. J'ai aujourd'hui quelques doutes. [...]
Qu'en est-il de ma propre expérience, celle d'un vieil homme ? J'opposerais volontiers, comme saint Paul, l'esprit (pneûma) à la 'chair' (sôma). Y a-t-il, en concomitance avec le grand âge, une détérioration de l'esprit ? Mon expérience est plutôt celle d'une libération : mon esprit se libère de l'étreinte du corps et de ce qui, en lui, était dépendant du corps : le désir, l'imagination (celle qui est associée au désir), une certaine forme de la mémoire."
Marcel Conche ajoute un peu plus loin : "Ce n'est aucun système, c'est la seule expérience qui m'incline à mettre en doute la pseudo-évidence d'une union de nature entre l'esprit et le corps, et par conséquent entre l'âme et le corps. 'Les esprits sont des âmes', dit Leibniz, c'est-à-dire des principes d'individuation : chaque esprit est un moi. Je n'ai pas le sentiment que les maux divers qui affectent mon corps, et les signes nombreux de son vieillissement, m'atteignent et me concernent, moi. Je ne fais qu'avoir un corps : je ne le suis pas."
D'où cette dernière réflexion, ouverte : "Ce qui m'est essentiel paraît bien être de vivre, non de vivre dans ce corps, qui m'abandonne sans m'entraîner avec lui. Quand mon corps mourra, je me retirerai de cette vie, sans mourir peut-être"...