Enki Bilal fait partie des rares auteurs dont la notoriété a dépassé les limites du microcosme de la bande dessinée. A tel point qu'il donne parfois l'impression d'être perçu comme trop bien pour la bande dessinée par ceux qui ne la connaissent pas. La lecture de ces derniers livres peut d'ailleurs laisser supposer que Bilal doit aussi le penser à voir à quel point il semble vouloir se donner un vernis intellectuel et sembler coller à une image toc et creuse de son style.
Bilal, c'est un style immédiatement reconnaissable, très minéral. C'est aussi une approche de la bande dessinée plus adulte dans les thèmes abordés. Que ce soit seul ou en collaboration avec Pierre Christin, sa bande dessinée a longtemps eu une dimension politique.
Puis, au tout début des années 80, Christin et Bilal signèrent deux chef d'oeuvres de la bande dessinée, que l'on peut comme un diptyque thématique au même titre que Z / L'Aveu de Costa-Gavras au cinéma:
- Les Phalanges de l'Ordre Noir, sur les méfaits de l'extrême-droite pendant la guerre d'Espagne. Je dois confesser avoir longtemps détesté cet album parce que je ne le comprenais pas. Je n'avais alors aucune idée de ce que fut ce conflit, et j'ignorais que des volontaires du monde entiers se sont rendus en Espagne pour combattre dans un camp ou l'autre, alors que l'Europe hésitait en fascisme et communisme.
- Partie de Chasse, qui met en scène la décrépitude du communisme "classique" forcé de s'adapter ou mourir.
Depuis, les deux auteurs se sont retrouvés sur deux autres livres, qui ne sont plus des bandes dessinées à proprement parler: L'Etoile Perdue de Laurie Bloom et Coeurs Sanglants (et autres faits divers), deux livres-enquêtes mélant adroitement fiction et réalité.
Et enfin, en décembre 2000, ils proposent Le Sarcophage, livre-objet qui appartient à une série de livres chapeauté par Pierre Christin: Correspondances. Ce livre est souvent négligé ou mal aimé, alors qu'il se révèle particulièrement réussi.
Je parle de Livre-Objet parce qu'il se présente sous la forme d'une plaquette promotionnelle grâce à laquelle des entrepreneurs s'adressent à d'hypothétiques investisseurs en vue de soutenir leur projet: le Musée de l'Avenir.
Au fur et à mesure que le lecteur tourne les pages, il ne peut qu'être frappé par l'obscénité de la démarche. Il ne s'agit, ni plus, ni moins que d'ouvrir un musée à la gloire du XXème siècle. Et si la glorification de ce que l'Homme a produit de plus dangereux, détestable et délétère sur cette période ne suffisait pas, le site choisi par les promoteurs du projet n'est autre que le site de Tchernobyl.
Pourquoi consacrer un musée à la gloire du XXème siècle ? Tout est muséable, et de préférence dans une scénographie spectaculaire, démagogique et putassière. Sur le tout muséable, il suffit de se rappeler que Jan Bucquoy a fondé le musée du slip, ou qu'il existe un musée du chicon (endive, au cas ou j'aurai des lecteurs français) à Bruxelles, qui cherchait dernièrement un repreneur. J'ai habité près de 10 ans à un jet de chicon de ce haut lieu de vie culturelle, sans jamais y avoir mis les pieds. Sans doute ai-je eu tort. De plus, les exposition se doivent d'être de plus en plus spectaculaires, privilégier une expérience, une aventure riche en émotion, quitte à privilégier le toc d'une mise en scène blinquante à la valeur éducative et culturelle d'un musée.
Les Liquidateurs
Mais des pages noires sont insérées dans cette plaquette (résultat d'un sabotage ?), contrebalançant l'optimisme béat des promoteurs. Ces pages rappellent ce qu'est Tchernobyl à travers le sort des liquidateurs, témoignages d'officiels, de survivants... qui permettent de saisir toute la mesure de cet effroyable gâchis. D'une certaine manière, elle propose le négatif de la photographie hypocritement idyllique présentée aux investisseurs.