J'ai beaucoup hésité, effacé, recommencé... avant de me rendre compte à quelle point la trajectoire de Broussaille évoque un cycle, ou plutôt une révolution. Preuve en est l'évolution graphique spectaculaire du personnage.
Si les scénarios n'évitent pas certaines facilités ou raccourcis, la dimension onirique des Baleines Publiques, où les rues de Bruxelles sont envahies de créatures marines, ou l'ambiance bucolique des sculpteurs de lumière fonctionnent à merveille et on se surprend à se laisser porter par une petite musique qui émeut.
Vient alors le premier hiatus dans la série, qui revient quelques années plus tard, en 1989, dans un style semi-réaliste, pour une très belle Nuit du Chat. au cours de laquelle l'errance nocturne de Broussaille à la recherche de son chat lui fait réaliser que parfois, il faut dire "je veux" au lieu de "je voudrais". Récit initiatique à la lisière du fantastique, hanté par un étrange vieillard qui a transformé sa maison en Egypte miniature, le récit met en scène un Broussaille qui a mûri. Cette évolution plaît au public, l'album recevant le prix du public à Angoulême en 1990.
Il y a d'abord Broussaille au Japon, réalisé en 1994 par le seul Frank Pé. Il y puise dans ses souvenirs d'un voyage au Japon pour mettre en scène un chassé-croisé amoureux entre Brou et Catherine. Le récit est sans doute avant tout un prétexte à une mise en scène d'un Japon fantasmé, mais il fait partager de belles émotions, qui perpétue cette jolie musique qui accompagne toujours Broussaille
Mais il y a aussi Sandrine des collines, qui envoie cette fois Broussaille en Afrique. Bom est de retour au scénario. J'ai toujours trouvé cette histoire profondément bancale. L'histoire et son traitement me semble en complet décalage avec ce que Broussaille est devenu. Les intentions sont bien présentes, mais scénario et dessin semblent ne jamais vraiment en harmonie. Il m'est difficile de pointer exactement ce qui me dérange dans cette histoire. C'est comme si elle comportait des éléments antagonistes, portant la schizophrénie induite par des co-auteurs qui ne sont plus sur la même longueur d'onde. Cette histoire aurait sans doute mieux fonctionné avec le Broussaille des Sculpteurs de Lumière, mais la Nuit du Chat a changé la donne.
Broussaille revient une dernière fois, avec Frank Pé seul aux commandes, avec un Faune sur l'épaule. Dans cet album, Frank Pé semble boucler la boucle. Il ouvre l'album avec deux récits qui sont en fait de nouvelles versions de récits réalisés pour les papier de Broussaille. Ensuite, il continue dans un vagabondage contemplatif qui lui sert de prétexte à développer cette même ambiance bucolique et un propos qui dérive rapidement sur un manifeste dans lequel Broussaille, plus que jamais alter ego de Frank Pé, livre sa vision du monde. Il parle aux arbres, aux animaux, s'emporte sur la société de consommation... La liberté de ton est totale et désarçonnante. Pour lui, l'écologie représente un rapport intime à la nature. Ce rapport est même d'ordre spirituel et personnifié par l'archétype du Faune. Dans ce livre, il ose parler d'ésotérisme et de mysticisme. Cela demande un réel courage de sa part, puisqu'il s'expose directement aux critiques, auxquelles il tente déjà de répondre par l'intermédiaire de Broussaille. De fait, que ce soit sur BDGest ou Bulle d'Air, ce dernier tome est celui qui récolte la moins bonne note de toute la série.
Dans un passage, Broussaille lit un extrait d'un livre du philosophe Jean Biès. Cherchant quelques information sur cet auteur, j'ai trouvé un passage qui traduit particulièrement bien ce que Frank Pé tente de transmettre avec le Faune:
La Nature se révèle à nous non plus comme une somme quantitative de productions matérielles exploitables, mais comme une «théophanie», ou manifestation divine, un miroir réfléchissant ici-bas le monde des archétypes, tel qu'il est possible de les reconnaître, par exemple, dans le désert ou la forêt.On peut parler de fatras new-age ou ésotérique. Je connais pas vraiment la pensée de Jean Biès, fortement teintée de sagesse orientale, sur laquelle je n'ai donc pas d'avis autorisé. Un rapide tour sur son site indique:
Dans des styles et des genres différents, cette oeuvre se propose, en une période particulièrement critique, de fournir des "clés de vie", de rendre une âme à un monde qui l'a perdue, et d'oeuvrer à l'urgente préparation de l'avenir par un retour au spirituel.Il n'est pas étonnant que ce livre soit également le dernier pour Broussaille. Il marque la fin d'une révolution. Depuis les papiers de Broussaille, Frank Pé est revenu à ses premières préoccupations, mais abordées avec un nouveau regard, marqué par son parcours d'auteur et d'homme. Sans tomber à proprement parler dans le sentiment religieux, on ne peut nier que ce dernier album ressemble à l'expression d'une révélation ou d'une illumination.
Comment continuer Broussaille une fois cette révolution achevée ? Ce Faune sur l'épaule marque la fin de Broussaille. Il y eut bien un dernier album, en tirage limité, réalisé pour une exposition en Australie, qui reprend le motif du faune. mais il n' s'agit tout au plus que de post-scriptum.