Ceux qui veillent au grain de sel

Publié le 22 janvier 2013 par Jlk


Celui qui va direct aux pages sportives / Celle qui est déçue par la météo du jour et le fait remarquer à son conjoint Ernest qui rouspète à son tour / Ceux qui constatent que l’édito du journal auquel ils sont abonnés depuis 1963 confirme une fois de plus leur désaccord avec la nouvelle ligne d’icelui et décident de rédiger une lettre de lecteurs cosignée au niveau du couple / Celui qui allume le feu avec l’édito de celui qu’il appelle le Tapir / Celle qui s’intéresse essentiellement aux pages conso et déco et les découpe et les colle dans un Cahier Pratique qu’elle compulse quand elle se fait chier grave / Ceux que la dérive de l’info vers la conso a ramené à la lecture des Classiques / Celui qui affirme que la lecture matinale du journal lui tient lieu de rencontre avec l’Humain et sa compagne Arlette précise: le Trop Humain, mais leurs voisins de palier les Amiguet Paul et Simone ne pigent pas l’allusion à Nietzsche (philosophe allemand) ce qui ne les empêche pas tous quatre de partager de bons moments à la canasta / Celle qui a trouvé un job au Centre de jeu excessif où elle tombe amoureuse d’un addict au trictrac / Ceux qui fuient la prétendue réalité dans le prétendu virtuel mais se retrouvent plus volontiers au café Les Bosquets / Celui qui attaque le testament de sa tante afrikaner dont le journal a célébré les gains au casino à la grand époque de Rika Zaraï / Celle que son veuvage a rendu plus cupide que le défunt / Ceux qui ont compris très tôt à quoi correspondaient les postures de gauche de leurs camarades des beaux quartiers / Celui qui affirme que ce que le journal appelle sa génération est un abus de langage / Celle qui des jumeaux Duflon a choisi le militant trotskyste futur avocat d’affaires alors que sa sœur se rabattait sur l’apolitique aujourd’hui au chômage / Ceux qui se reconnaissent dans la rue puis se ravisent en se rappelant qu’ils se sont insultés trente ans plus tôt et qu’aucun ne s’est excusé à l’autre et inversement s’entend / Celui qui a préféré reprendre la fabrique de chaussures de son père plutôt que de céder au chantage affectivo-politique de son ex Arlette actuellement syndicaliste au plus haut niveau et remariée à un homo notoire ce qu’elle ignore ou feint d’ignorer on ne sait jamais avec elle / Celle qui te dit au Buffet de la Gare qu’il faudrait que tu la relances avec un message subliminal dans le regard affirmant le contraire que tu reçois 5 sur 5 et qui t’arrange vu que les intellectuelles languides n’ont jamais été ton fort et qu’elle sent un peu la nonne transie / Ceux qui se lèvent tôt pour jouer une rôle dans l’économie mondiale / Celui qui fait des patiences dans son coin pendant que Badiou parle à la télé à l’indifférence manifeste des plantes vertes / Celle qui n’a jamais aimé l’ambiance des réus du Parti avec toute cette fumée et ces mec agressifs / Ceux qui te trouvent politiquement suspect mais n’osent pas te le dire vu que tu peux leur être socialement utile / Celui qui ne brille que par son fiel / Celle qui ne voit que les défauts de ses cactées / Ceux qui jugent de leur très-haut / Celui que toute descente en flammes fait bander / Celle qui jouit d’entendre du mal de tel ou tel ouvrage dont elle n’a aucune idée mais c’est juste que ça fait du bien / Ceux qui estiment qu’une mauvaise critique est forcément plus juste que le moindre éloge / Celui qui aura toujours le dernier mot sans en avoir écrit le premier / Celle qui affûte ses mots blessants à l’instar de Saint-Simon qu’elle dit son modèle / Ceux qui s’excitent à en rajouter / Celui qui invoque le Droit à la Critique pour donner du galon à sa médiocrité / Celle que la jalousie inspire / Ceux que l’observation des milieux d’art et de lettres a rendus paradoxalement indulgents / Celui qui réserve sa férocité naturelle à ce qui la mérite / Celle qui préfère les patauds aux mesquins / Ceux qui respectent ce que l’Artiste a en lui de l’enfant innocent / Celui qui dégomme comme il découille / Celle qui commet des poèmes d’injure / Ceux qui raffolent des vrais pamphlétaires / Celui que réjouit le comique assassin d’un Suarès ou d’un Tailhade / Celle que les saintes colères de Bloy mettent en joie / Ceux que la méchanceté de Dieu fait pas marrer vu que c’est les hommes qu’ont commencé / Celui qui sait ce que l’Art doit être et l’explique à l’Artiste point barre / Celle qui accoutume de TOUT DIRE dans les coquetèles / Ceux qui ne s’intéressent qu’à l’Objet et ne se rappellent donc plus très bien ce qu’écrivait Zola de Cézanne / Celui qui se montre vache pour être moins veau / Celle qui croit s’élever en rabaissant / Ceux qui voient en Etienne Dumont le tatoué un Rinaldi du demi-canton / Celui qui s’est fait un nom par sa vilenie / Celle qui envoie aux auteurs concernés les saletés qu’on écrit sur eux / Ceux qui se relèvent la nuit pour décrier par SMS le succès de leur ami à la Star Ac / Celui que sa cuirasse d’orgueil protège de toute attaque / Celle que sa vanité rend vulnérable même au silence / Ceux qui restent modérés pour faire chier les médisants / Celui qui estime qu’un Créateur n’a pas droit à de spéciaux égards et d’abord qu’on laisse tomber cette majuscule à la con / Celle qui a toujours trouvé plus d’intérêts aux réserves fondées qu’aux compliments creux / Ceux qui sont mauvais parce qu’ils souffrent (dit-on) alors qu’il en est qui sont bons pour la même raison, etc.
Image: Leonardo ubriaco