Alors qu'il dormait dans ma bibliothèque depuis 2003, je me suis enfin attaqué à la Légende des Sambre, gros livre d'entretiens avec Bernard Yslaire, réalisés par Jean-Luc Cambier et Éric Verhoest.
Pour remettre ce livre dans son contexte, il est paru en même temps que Maudit soit le fruit de ses entrailles..., le premier tome du deuxième cycle de cette fresque tragique initiée par Yslaire et Balac/Yann au début des années 80. Le dernier tome du premier cycle de Sambre, Faut-il que nous mourions ensemble..., était paru 7 ans auparavant, annonçant cette suite. Mais sans nouvelle depuis, beaucoup doutaient de la reprise de la série, d'autant que le premier cycle offrait une fin en soi.
Depuis 1996, Yslaire s'était consacré à son autre grand projet, Mémoires du XXème Ciel/XXème Ciel.com. Dans cette série au concept avant-gardiste, il avait l'ambition d'explorer le siècle en train de s'achever à travers le regard d'un ange. Ce projet lui permettait d'expérimenter de différentes manières. Il avait couplé la réalisation de cette série à un site internet éphémère où les lecteurs pouvaient poster leurs impressions, idées et critiques (qui seront nombreuses et souvent injustes, se moquant de la "prétention" du projet). Il y utilisait également une nouvelle manière de travail, commençant par composer des cases qu'il montait ensuite, créant le scénario a posteriori. Un projet un peu fou, mal né chez Delcourt avant d'être repris, et sauvé, par les Humanoïdes Associés.
Ce genre d'ouvrage m'intéresse rarement. Les questions sont souvent d'une confondante banalité et rares sont les auteurs ou les oeuvres capables d'intéresser au delà de l'interview promotionnelle basique. Mais Yslaire a suffisamment d'intelligence et de recul sur son travail pour passionner et Sambre est une oeuvre suffisamment riche pour susciter la réflexion, que ce soit sur Sambre en tant qu'oeuvre où sur la création en général. Au fil des pages, nous découvrons comment Hislaire et Yann ont voulu se libérer de l'étiquette d'auteurs humoristiques qu'ils devaient à leur travail dans Spirou pour créer Sambre. Un commentaire de Yann préfigure d'ailleurs les limites qu'il montrera plus tard en tant que scénariste humoristique: pratiquer le comique iconoclaste et provocateur devient vite une voie sans issue, parce que cela implique une surenchère constante. Cette libération passera d'ailleurs par l'utilisation de pseudonymes.
Nous découvrons également le fonctionnement de leur collaboration et ce que la série doit à l'un et à l'autre. Il faut reconnaître qu'Yslaire ne tente jamais de tirer le couverture à lui, malgré la fin orageuse de cette collaboration.
En nous faisant pénétrer les coulisses de la création de Sambre, Yslaire attire notre attention sur une foule de détails, dévoilent des moments-clés du processus créatif, comme la fameuse scène de la crypte du premier tome. D'abord fortement dialoguée, mais qui, à force de réécriture, devint quasi muette. Elle représente surtout une terrible période de doute pour Yslaire.
Au détour d'un jupon, nous y apprenons comment son approche de la documentation a évolué. Au départ, il la considérait comme un frein. Poussé par Laurent Vicomte, il commence pourtant àlui porter une attention toute particulière. Pour Yslaire, Sambre n'est pas un téléfilm, mais une super production. Certains détails paraissent infimes et restent sans doute invisibles aux lecteurs. Pourtant, ces derniers les ressentent d'une certaine manière. Ce soin extrême se voit sur la planche.
Malheureusement, tout ce gigantesque travail de fond ne semble pas s'appliquer sur la Guerre des Sambre (6 tomes parus depuis 2007, d'abord dessiné par Bastide & Mézil pour le premier cycle, puis par Boidin pour les second cycle et le troisième cycle, encore à paraître). En explorant le destin des ancêtres des protagonistes de cette fresque, Yslaire approfondit les thématiques abordés dans sa fresque, mais le scénario n'a plus cette fluidité et cette richesse qui fait la caractéristique de Sambre. Si les deux cycles parus sont très plaisants, il ne peuvent rivaliser avec la série-mère, tant celle-ci relève du chef d'oeuvre. L'inévitable comparaison est cruelle.
Sambre s'impose clairement comme une des séries essentielles des ces dernières années. le sixième tome, La mer vue du purgatoire est paru en 2011 et deux autres tomes devraient suivre pour clore ce deuxième (et sans doute dernier) cycle.
Notons qu'Yslaire caresse l'idée d'adapter Sambre au cinéma depuis de nombreuses années. Selon lui, la question n'est plus tant de savoir si, mais plutôt quand cette adaptation verra le jour. On ne peut que lui souhaiter la même réussite qu'en bande dessinée.