« Cela tombe bien. Je veux parler de l’évocation de tes désirs inassouvis d’écrivain. Car moi-aussi j’écrivaille, comme toi, des bribes, des velléités, des traces dans la rosée de notre vie... des promesses de l’aube grise…
Justement, peut-être sais-tu ce qu’est devenu l’un de mes manuscrits, un épais cahier bleu nuit, intitulé simplement « La Mort ». Je soupçonne ma mère, notre mère, de s’en être emparé pour le soumettre à l’un de ces thérapeutes susceptibles de calmer ses angoisses de « mère parfaite », afin qu’il l’aide à découvrir si je suis complètement givré, ou seulement au seuil d’une banale phase puberto-maboulo-exalto-dépressive qui me verra enfermé dans ma chambre, rideaux tirés, saturée de senteurs d’encens, à écouter des heures durant Gérard Lenormand et Marie Laforêt. Mais j’anticipe. Je ne suis à cet âge que curieux de ressentir au plus près, et de décrire avec mes mots – « sang », « meurtre », « disparition », « longue souffrance »… - les derniers instants de l’homme en général, et de mes proches en particulier.
Peut-être cette peau de vache de madame Picquemal, la prof de français aux méthodes soi-disant « modernes », a-t-elle alerté mes géniteurs au sujet du thème de ma dernière « dissertation libre », un beau texte où j’imagine la mort atroce, la lente agonie, d’un soldat dans une tranchée… Ou sont-ce mes poèmes, la fameuse série sur les « Grands Chats-Tueurs », qui mangent les bébés afin de faire disparaître la race humaine ?
A moins que ce ne soit cette nouvelle qui se déroule du début jusqu’à la fin dans un cimetière ? Tu te souviens ? Le type qui se fait « voler » ses défunts et ses souvenirs par un ami…
L’ensemble de ces œuvres réunies sous leur titre générique, « La Mort », ont donc disparu… J’ai fouillé partout. J’imagine la momie égyptienne du musée Labit traversant la rue en pleine nuit pour subtiliser ma prose, courroucée par le chapitre la concernant, qui décrit de manière détaillée ses « lugubres lambeaux de chair millénaire menaçant à tout moment de larguer les amarres pour retourner au monde sans espoir des asticots... » Ou bien… ne serait-ce pas toi qui, en douce, te serais introduit pour détruire des vieux manuscrits lourds à porter pour ta conscience flétrie ? Je te crois capable de tout. Fantôme, émissaire de la Grande Faucheuse, ou au contraire ange protecteur, venu arracher une âme encore pure aux sortilèges mortifères de la Littérature…
J’ai réussi à sauver un poème de ma période noire, caché où tu sais, je t’en fais cadeau, pour ton bon moral, mon bon Roger. Je t’embrasse. Roger junior »
« Depuis bien longtemps déjà,
J'ai cessé d'écrire,
Cesser de lever les yeux,
Cessé de relire.
Dans le parc, devant la grille,
Les hommes arrivent
Et juste une trace de pas
Le long des rives,
Juste une trace de pas
Le long des rives.
Depuis bien longtemps,
Je ne dirige plus les musiciens.
Depuis bien longtemps,
Laissé pendu l'habit de magicien
Dans le parc, devant la mer.
Les robes blanches,
Enfants fragiles comme du verre,
Jouent sous les branches,
Enfants fragiles comme du verre,
Jouent sous les branches...
Est-ce ainsi que les hommes meurent ?
Et leur parfum, au loin, demeure.
Depuis bien longtemps déjà,
J'ai cessé de vivre,
De toucher du bout des doigts
La tranche des livres.
Dans le parc, devant la rive,
Des bruits étranges,
Bruissements d'ailes, lumières,
Cheveux des anges,
Le bruissement des ailes, les lumières,
Les cheveux des anges...
Depuis bien longtemps déjà,
Le seul souvenir
D'une miette de vie encore
Que je respire,
Dans le parc devant l'allée,
Le vide immense.
Le bruit des pas sur le gravier,
De mon enfance,
Bruit des pas sur le gravier,
Les ombres dansent...
Est-ce ainsi que les hommes meurent ?
Et leur parfum, au loin, demeure,
Et leur parfum, au loin, demeure. »