En ressortant Le bar du vieux français de Jean-Philippe Stassen et Denis Lapière de ma bibliothèque, je me suis rendu compte que je n'ai pas encore parlé de la collection Aire Libre, qui a pourtant joué un rôle important dans ma découverte de la bande dessinée.Aire Libre est née en 1988 sous l'impulsion de Jean van Hamme, alors directeur éditorial. A travers cette collection, dévolue aux one-shot et cycles courts, ainsi que le label Repérages, plus tourné vers la bande dessinée d'aventure, il désirait insuffler un renouveau au sein d'un catalogue surtout orienté jeunesse et humour.Pendant plusieurs années, Aire Libre s'est imposée comme une véritable référence de la bande dessinée mainstream. Aire Libre n'était pourtant pas la première collection à avoir joué cette carte. (A Suivre) est le premier exemple qui vient à l'esprit. Cette entité qui donnait l'impression d'être quasi indépendante de Casterman a longtemps incarné le fer de lance de la bande dessinée de prestige, qui s'affranchissait de l'encombrante image des petits micquets. Et il ne faudrait pas négliger la collection Histoires et Légendes du Lombard qui a accueilli quelques grands titres dont le premier triptyque indien de Derib: Celui-qui-est-né-deux-fois ou Rork d'Andréas. Un des titres-phares de cette collection se trouvait être Histoire sans héros, déjà signé van Hamme sur un dessin de Dany (et réédité depuis dans la collection "héritière" Signé). D'autres éditeurs moins connus ont également tentés l'aventure des cycles courts et des albums uniques, mais sans jamais avoir la force de frappe de Dupuis.
Un excellent one-shot inspiré du 'miracle des Andes'
Une des rares contraintes imposées aux auteurs fut une pagination limitée à 80 pages par volume (hors intégrale), pour conserver un prix de vente attractif. Ce n'est que dernièrement qu'Aire Libre a dérogé à cette règle avec les épais Portugal de Pedrosa et Chère Patagonie de Jorge Gonzalez. Les grands rivaux de Dargaud et de Lombard lancèrent respectivement Long Courrier et Signé, pour contrer la machine de guerre Aire Libre, mais ils ne réussirent jamais à lui disputer le leadership dans ce créneau, malgré des catalogues intéressants. Comment expliquer le succès sans partage d'Aire Libre ? Sans doute par une maquette très réussie qui a donné immédiatement une identité visuelle forte à ses livres ainsi qu'à une politique éditoriale intelligente qui a su attirer les signatures prestigieuses parmi lesquelles celles d'auteurs devenus habitués de la collection (Servais, Stassen, Lax, Gibrat, Hermann, Cosey...) et ponctuellement celles d'auteurs venant d'autres horizons éditoriaux (Guibert, Blain, Baru, JC Denis, Blutch, Davodeau...).Il faut bien reconnaître que, dès le début, Aire Libre a fait un quasi sans faute, multipliant les bons titres. En ouverture, René Hausman (associé à Pierre Dubois) pour la suite de Laïyna, Cosey avec le très beau diptyque Voyage en Italie, Van Hamme & Griffo avec SOS Bonheur et le premier volume de La guerre éternelle de Marvano, d'après Joe Haldeman, qui combinait l'originalité d'être une adaptation de roman, pratique assez rare à l'époque, et de traité d'un sujet fort et politique: une dénonciation de la guerre fortement marquée par le trauma de la guerre du Vietnam.
Par la suite, Aire Libre s'est construit un catalogue quasi irréprochable... et a cultivé une image de collection exigeante doté d'un certain regard sur le monde. A l'époque, je dois admettre que j'achetais presque tout ce qui sortait chez Aire Libre, sur la simple confiance en la ligne éditoriale de la collection, dirigée par Claude Gendrot. Je pense être loin d'être le seul.
Mais au fil des années, les nouveautés me surprenaient de moins en moins. Aire Libre s'est progressivement enfermé dans un style, une esthétique, des ressorts narratifs de plus en plus marqués. Ce qui était nouveau lors du début de la collection paraissait de plus en plus commun. Aire Libre voulait se différencier d'une norme. Elle est devenue une nouvelle norme, malgré une volonté évidente de renouvellement, ouvrant son catalogue à des auteurs représentatifs de la nouvelle génération.
Puis, en 2006, vint le cataclysme avec le licenciement brutal de Claude Gendrot, suite à un conflit interne extrêmement violent entre Média Participation et Dimitri Kennes, alors directeur général chez Dupuis. Claude Gendrot rejoint la nouvelle structure Futuropolis et Aire Libre est repris en main par Jose-Luis Bocquet. Mais quelque chose s'est cassé. De nombreux auteurs, dont Gibrat et Lax, quittent Aire Libre et rejoignent leur ancien directeur éditorial chez Futuropolis, ce qui fait dire à beaucoup c'est dans leur catalogue que l'âme d'Aire Libre se trouve maintenant.
Aire Libre continue d'exister, mais je dois reconnaître qu'elle n'a pour moi plus l'aura qu'elle avait. Déception de l'avoir vu victime de ce règlement de compte interne ? Lassitude devant une audace qui se faisait de plus en plus rare ? A l'exception du tome 3 de Zoo et de Minik, qui m'ont été offerts, le dernier Aire Libre que j'ai acheté est le dernier tome du Photographe, en 2006. Sans doute quelques livres pourraient me plaire, comme Portugal de Pedrosa , La Grande Odalisque de Vivès & Ruppert/Mulot et quelques autres. Mais, dans l'ensemble, je suis passé à autre chose
Reste une collection qui a compté, et compte toujours, sans doute, et qui possède quelques très bons titres. Sans vouloir pondre une liste de plus de titre définitifs, je terminerai en citant quelques livres, pas nécessairement les plus connus, qui me plaisent tout particulièrement.
- Le photographe, de Guibert et Lefèvre, intéressant mélange de bande dessinée et de reportage, qui préfigure la revue 21
- Jimena, de Binsfeld et Planque, un destin de femme sur un air de tango... tragique, forcément tragique
- Deogratias de Stassen, sur le génocide rwandais
- Monsieur Noir, de Dufaux et Griffo, variation noire sur Alice, mâtinée de Gormenghast
Le réducteur de Vitesse, de Blain
- Le réducteur de vitesse, de Blain, une histoire insolite à la frontière de Buzzatti, dans les entrailles d'un bateau
- SOS Bonheur, de Griffo et Van Hamme, une dystopie bien troussée
- Saigon-Hanoi, de Cosey, une merveille d'émotion qui repose sur trois fois rien, ce qui ne la rend que plus touchante
- Trois cheveux blancs d'Hausman et Yann, un faux conte de fée, parfaitement amoral et délicieusement pervers.