Bob Fosse est surtout connu pour ses films "musicaux", avatars de la machine à Oscars : All That Jazz (quatre statuettes en 1980) et surtout Cabaret (huit statuettes en 1973). Lennyaussi, est une machine à Oscars : une machine à Oscars risquée certes - et pour preuve, qui n'en a gagné aucun. (On pourra rétorquer qu'en 1975, la compétition était rude - et que si Lenny est une fresque, c'est plutôt un Toulouse Lautrec de bordel - ironique et goguenard, foncièrement divergent et immédiat surtout pour les "happy fews" ; tandis que The Godfather: Part II est un David monumental, époustouflant - apte à impressionner et à émouvoir les masses qui défilent au Louvre. Quoiqu'il en soit : qui se souvient de la photographie - oscarisée - de The Towering Inferno... "La Tour infernale" !?) Machine à Oscars risquée donc. Par son sujet : un portrait de l'humoriste Leonard Alfred Schneider, nom de scène : Lenny Bruce - maintes fois arrêté pour obscénité. Par sa mise en scène : un flashback séquentiel arc-bouté sur une mise en abîme casse gueule : soit des interviews menées par des voix à peine audibles, et dont on élucidera jamais la nature avec certitude - journalistes, biographes ? Mais film très réussi. Car porté par un Dustin Hoffman plus vrai que nature, loin des excentricités qu'il se croit en devoir d'imposer à ce pauvre Louis Dega, campé l'année précédente dans Papillon, et qui sont dans une certaine mesure sa marque de fabrique - entre Tootsie folle du désert et Rain Man l'homme annuaire. Film réussi, car servi par une photographie noir et blanc brute - au grain blafard, éclaté en salle d'audience : l'isolement de l'accusé ; gourmand, compact en salle de spectacle : la copulation par le Verbe (ambivalence de la dimension prise de risque / rétribution proportionnelle qu'offre toute scène, qui veut qu'on se mettre à nu). (Re)voyez la scène de l'imperméable à Chicago : Lenny n'y est jamais plus nu. On s'attend même à ce qu'enfin, parole et geste s'accordent... Film réussi, car efficacement rythmé par des interludes de jazz effrénés - comme pour une vraie revue - ; car bercé par une bande originale courtesy of Miles Davis. On louera également la sobriété de la mise en scène, qui donne à voir sans esbroufe dans une clarté de propos bienvenue, étant donnée la structure en mise en abîme du film. Qu'on ne s'y trompe pas : ce qui fait la réussite de Lenny, c'est que tous ces éléments participent à délivrer un message puissant (et toujours d'actualité : qu'on pense seulement au remue-ménage provoqué par les caricatures, sous toutes leurs formes, du Prophète et de ses brebis). Lenny Bruce est un chantre iconoclaste, un casseur de tabous, un lézardeur d'oeillères. Mais qui ne prétend pas être autre chose qu'un humoriste non plus. Et le film a cette justesse de montrer un homme - pas un héros, pas un martyr. Un homme public, héraut de la liberté de parole et de la sincérité absolue entre adultes consentants. Un homme lui-même victime, en privé, des miroirs aux alouettes que sont le succès populaire, la transcendance par la drogue, le pouvoir de l'argent. (On notera le passage pendant lequel Lenny se fait servir le café par une aide-ménagère noire tandis qu'en voix "off", il parle des discriminations comme de son fonds de commerce - belle preuve de la lucidité du film sur lui-même.) Le discours de Lenny Bruce est volontairement provocateur. Pour mieux questionner le sens des mots et la portée qu'on leur attribue, il procède par oppositions ("pornographie" versus violence), par accumulations (on pense bien sûr à une scène en particulier... mais pas de citations ici malheureusement - nouvelle preuve que Lenny Bruce n'a pas encore tort ?), par changements abrupts de perspective - quitte à avoir recours à une indéniable mauvaise foi (on le dit "fou" ; mais n'est-ce pas plutôt le fait qu'un journaliste soit payé dix fois ce qu'un instituteur est payé qui est "fou" ?). En vrai pousse-au-débat, il fait rire parce qu'il fait réfléchir. Et le film fait réfléchir, comme lui, parce qu'il nous interroge sur le pourquoi de notre rire (la vulgarité, le franchissement de limite qu'elle entraîne sont-ils drôles ? Bien des visages dans le public ne rient pas - encore une fois, on montre ici un homme - avec ses réussites et ses échecs, et le malaise est doucereusement palpable). Le film fait réfléchir, parce qu'il nous interroge sur le pourquoi de notre visionnage de ce film, où un homme fini par être mis à nu dans sa mise à mort (sadisme ? frisson du voyeurisme ? séduction de l'"obscénité" ?). Plus que les protagonistes de la vie deLenny Bruce, c'est peut-être avant tout le spectateur que les journalistes / biographes invisibles interrogent à mi-mots.En guise de conclusion, on pourra écrire qu'il est un peu malheureux que Lenny soit tombé face au Parrain : car il eût mérité sans doute une reconnaissance plus large (Lenny aurait généré six fois moins de recettes lors de sa sortie en salles que The Graduate - ce qui reste très honorable). Mais le fou a toujours la présence d'esprit de laisser son roi l'emporter. La fin de Lenny Bruce l'a tristement illustré. 8/10 Matthieu Gredain