Magazine Journal intime
Les trompettes de l'apopcalypse
Publié le 15 décembre 2012 par Despot
Comme je lui signalais la profondeur de certains textes de Pink Floyd, mon ami T*** haussa le sourcil, incrédule: «Tu écoutes les paroles des chansons, toi?» Eh bien, oui… J’ai cette curiosité, depuis toujours, de vouloir comprendre ce que disent les chanteurs. A cause de la somptueuse voix d’Angélique Ionatos, j’ai même appris des rudiments de grec pour entrer dans l’univers des poètes de son pays qu’elle sait si bien mettre en musique. Depuis, la vision d’Hermoupolis, «politia tou levkou kai tis okhras », cité de blanc et d’ocre somnolant dans ses souvenirs marins embellit mon âme. Mais la musique populaire, aujourd’hui, est quasi-synonyme de langue anglaise. Et là, il y a bien à trier! «C’est un océan de m…», rigole T***, homme branché, mais sélectif. «On nous rase avec le grand Dylan! Or ses vers, c’est du Joe Dassin.» Tiens, c’est vrai: Bob Dylan, prototype du chanteur à texte, exprime des idées cucul avec des vers d’une surprenante platitude. Autant se boucher l’esprit et réduire les mots à leur musique. Choubidou-waaaah!Le problème, c’est qu’on ne peut pas se boucher l’esprit. Il capte tout, même en dormant. Or ce flot de nullité forme sans doute le principal contenu textuel ingurgité par la génération iPod. «Bah, personne n’y prête attention. Et puis, ils ne comprennent pas l’anglais. Même les gosses anglo-saxons, ils ne le savent plus…» Faut-il comprendre: continuez de cogner, le client ne sent plus rien? Et puis, ne vante-t-on pas les mérites de l’apprentissage passif? Et quel jeune est trop débile pour piger que le monsieur, dans la chanson, veut niquer la dame, ou la plaquer, ou la tailler en pièces? A moins que ce soit la dame qui veuille niquer le monsieur. Ou la dame la dame… «Attends, là, c’est du coréen… — Ça vaut mieux!»Le contenu des chansons pop vole rarement plus haut, et la marge de progression se situe plutôt vers le bas. La rage de jouir fournit l’essentiel du menu, suivie par la dépression nerveuse, la soif de vengeance, la revendication, sans exclure la folie désarticulée et la violence brute. Et les clips! On n’ose même plus se l’avouer, mais ils évoquent le plus souvent une galerie de possédés agités de tics et graves comme des chats qui caquent. Parsemez le tout de quelques couplets aussi gauches que gauchistes contre la faim ou pour la paix, par lesquels ces milliardaires se donnent bonne conscience tout en vous extorquant encore un peu de sous, et imaginez le paysage mental des jeunes êtres exposés en continu à un tel matraquage de non-sens. Ajoutez-y un cinéma d’autant plus simplet qu’il devient plus coûteux, des jeux vidéo sadiques et l’effacement délibéré des repères traditionnels, et demandez-vous par quel orifice on va insuffler à ces masses hébétées les qualités élémentaires qu’impose une société civilisée, à commencer par la cohérence intellectuelle et la maîtrise de la langue. «Vous verrouillez la porteEt vous jetez la cléIl y a quelqu’un dans ma têteMais ce n’est pas moi.»Ce n’est pas moi qui vends la mèche. C’est Pink Floyd.Le Nouvelliste, 14 décembre 2012.