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Scène 8 – Le roi (Ahmed)

Publié le 04 février 2013 par Ctrltab

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Ahmed  court sur place.

AHMED

Alors, j’ai abandonné Chloé au sous-sol et j’ai commencé à courir comme un fou dans la cage d’escalier. J’ai gravi les marches deux par deux. A chaque étage franchi, j’appelais un membre du réseau pour qu’on mette la main sur ce Willy. J’ai couru et encore couru. Pour sortir le trop plein en moi ou le pas assez… J’aurais voulu me scarifier, me faire vomir, me droguer, boire, battre ma femme, tuer mes chats ou mes chiens, violer ma sœur, tromper mes frères, calomnier mon père, déshonorer ma famille, trahir mon meilleur ami, enfoncer des épines sous ma peau, me fouetter jusqu’au sang, me ronger les ongles, et puis boire encore, sauter dix filles à la fois, les sodomiser ensuite pour qu’elle aient bien mal, défoncer un mur et puis une caisse, cracher à la gueule de la police, mettre le feu à la cité, jeter un bébé par la fenêtre, dire la vérité à une vieille proche de la mort…mais impossible, non, tout ça, ce n’était pas pour moi. Maman me dirait : ne te comporte pas comme un pauvre, un analphabète, un moins que rien, Ahmed. Le recours à la violence, c’est l’arme des démunis. Tu es issu d’une race de princes, ne l’oublie pas. Honore la noblesse en toi. Ma mère ne lit pas le français mais elle a des paroles immuables aussi lourdes qu’une HLM qui vous atterrirait en plein dans la figure. Va bouger ensuite avec sa prédiction sur toi ! Ses paroles vous cadenassent à tout jamais. Vous ligotent et vous mitonnent doucement, tranquillement comme la tagine que l’on remue sur le feu, des heures et des heures. Pire que le Coran et la Bible réunis : les mots de ma mère !

Alors, j’ai couru et encore couru. J’ai cavalé, cavalé. J’ai grimpé, grimpé. En haut de ce que les Américains appellent gratte-ciel – et qu’ici, on se contente d’appeler sinistre tourelle – pour dire deux mots à ce dieu de mes couilles qui, de toute façon, n’existe pas. Ohé, là-haut, il n’y a personne pour répondre ? T’es con ou sourd ? (Il s’adresse au public) Est-ce que quelqu’un ici veut bien me le dire ? Et bien sûr, ils se taisent toujours. Les voies de Dieu sont impénétrables, elles sont surtout muettes et bouchées, oui !

Je ne tarderai pas à lui faire sa peau à ce Willy. A lui tirer son portrait. Je savais déjà qu’il se trouvait au trente-septième étage, qu’il n’était pas seul mais en compagnie d’une nounou qui avait kidnappé deux enfants. Une certaine Nelly. Quel attrape-merde celui-là ! Il ressemble à un long fil flottant, dégueulasse et pendouillant, qui chope toutes les mouches et conneries de l’air ambiant. Qu’est-ce que j’en avais à branler ?

Mais il y avait Chloé. Chloé comédienne et qui me mentait ; Chloé qui s’était lassée de moi. Qui ne me croyait plus le grand caïllera de la cité. Chloé que j’avais déçue. Qui me regardait de haut de ses beaux yeux gris vert. Chloé qui se servait de moi tel un paillasson à peine capable de lui donner la réplique. Et encore, je n’étais même pas assez bon pour lui permettre de filer correctement sa scène… Pas la peine de me raconter des bobards, je l’avais bien vu. Chloé ne m’aimait plus. J’étais ravalé à la place du chien à qui on donne parfois un gentil susucre, par négligence. Qu’on amène faire quelques tours de pâtés en maison en courant, par ennui. Allez, couchons ensemble, oui, à la rigueur, si tu insistes…

Ca m’a toujours halluciné la distance que les filles peuvent avoir avec leur corps. La manière dont elles s’en servent pour nous manipuler. J’ai toujours trouvé ça triste. Pas pour moi mais pour elles. A la fin, savent-elles seulement ce qu’elles ressentent ?

Un contrôleur de gestion sait aussi sentir le mensonge. Il n’est pas dupe de la tricherie. Normal, puisque c’est sa plus fidèle alliée.

Alors, j’ai couru, j’ai couru. Jusqu’au ciel. Je ne me suis pas arrêté au 37ème étage, le Willy attendrait, j’ai volé jusqu’en haut. Jusqu’à la terrasse surplombante où je pourrais tous les voir, fourmis travailleuses, en bas. En combat. Si je sautais, le vol plané, est-ce que je pourrais décrocher la place de premier dans le cœur de Chloé ? Un suicidé, ça a toujours la place de premier choix. Ca vaut bien une qualification AAA dans la vie des autres…même si ça menace d’aussi les flinguer à petit feu ; au bout du compte. Qu’est-ce que je pouvais faire ? Pour compenser. La mort, à la place de l’amour ? Ca, ma mère, elle ne me l’avait pas expliqué.

C’était pathétique. Mon rival était le dernier buzz sur Internet. Le vent m’avait ravi ma fiancée. La chouma. Est-ce que Chloé arrêtera un jour de checker son Iphone pour me regarder, moi ? Est-ce qu’elle délaisserait la glace où elle se voit pour déchiffrer mon âme ? Et plonger dans mes abîmes avec tendresse ? Est-ce que…

(Ahmed s’immobilise).

J’étais en haut. Je régnais. J’étais le roi. Un instant. D’une tour qui dans une heure s’effondrerait. J’étais le premier. Personne ne pourrait me foutre une amende et un procès-verbal pour délit de zonage au sommet. Non, je n’étais pas aux pieds des glandus, j’étais à la tête. Je n’avais plus peur. La tête haute et le regard fier. C’est alors que mon téléphone a vibré. Numéro inconnu. Je m’apprêtais à faire ce que je n’aurais jamais dû faire : j’ai décroché. La Tour voulait me parler…

Noir.

 


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