Magazine Journal intime

La vieille femme qui fait le ménage

Publié le 31 octobre 2012 par Thywanek
C’est un café des plus ordinaires. A Paris. Situé au carrefour de deux rues dans un des quartiers les plus chers de la ville. Lorsqu’il m’arrive de jeter un coup d’œil à la vitrine de l’agence immobilière qui se trouve à ce même carrefour je compte que le mètre carré s’y négocie aux alentours de douze mille euros. C’est un quartier chic. Pas trop clinquant, non. Plutôt ce chic bourgeois et cossu bien installé dans ses écrins de vieille pierre à proximité de la Seine. Un quartier bien sympathique. Comme ce café d’ailleurs. Bien sympathique aussi. Quand je dis qu’il est des plus ordinaires je veux dire que son agencement est classique. Un beau comptoir en cuivre. Les tables bien rangées et serrées les unes près des autres. Une petite terrasse. Les prix y sont ceux de la moyenne de ce genre d’établissements dans la capitale. On y décèlera difficilement, comme partout, la moindre trace flagrante de la baisse considérable de taxes dont a bénéficié la profession du fait clientéliste du gouvernement précédent.
Mais là n’est pas le sujet. Quoique.
Je connais ce café parce que diverses allées et venues m’amènent à y devoir tuer de courts laps de temps, quelquefois, et souvent tôt le matin. Pratiquement à l’ouverture. 7 heure du matin pour être précis.
Il se trouve alors au comptoir déjà un ou deux consommateurs et, allant vivement de ci de là, un ou deux garçons, parfois une jeune femme, s’activant à la mise en place, à la réception des fournisseurs, etc… Pas au nettoyage non. Enfin si. Ils astiquent les miroirs, essuient un peu de vaisselles, passent un coup de chiffon sur les tables. Mais ils ne nettoient pas le sol. Ni l’escalier qui mène aux toilettes. Ca ce n’est pas eux qui s’en chargent. C’est quelqu’un d’autre.
C’est une femme. Une vieille femme. Son rude chignon gris, que seul le plus souvent laisse voir sa posture courbée, l’indique. Elle est vieille et cela se voit aussi dans ses gestes lorsqu’elle manie le balai pour faire glisser la serpillière. Cela se voit dans ses gestes lents affectés de saccades. Cela se voit sur ses mains. Sa nuque. De temps à autre si elle se redresse un peu cela se voit aussi dans ce qu’on devine de son visage. C’est une vieille femme sèche et percluse. C’est une vieille femme qui devrait être à cette heure-là dans mille et cent autres endroits. A se reposer chez elle. Mais elle est ici. Je suppose que pour que tout soit propre à l’heure où les clients vont débarquer en nombre elle doit être à son travail dés 6 heure ou 6 heure et demi. Je suppose en admettant qu’elle n’habite pas trop loin qu’elle doit se réveiller à 5 heure. Et je suppose aussi que ce ne sont pas ces quelques heures-là de ménage qui suffisent à lui garantir de quoi vivre à peu près correctement et que donc elle doit avoir d’autres travaux dans ce même genre dans la journée. Ou le soir.
Ce matin lorsque je suis arrivé au comptoir pour boire un expresso elle était dans l’escalier, descendant à reculons, la serpillière à la main pour laver chaque marche. Probablement lorsqu’elle arrive au bas de cet escalier il ne lui reste plus qu’à nettoyer les toilettes. A moins qu’elle s’en soit occupée avant.
Dans les cliquetis de vaisselle, les bruits de chaises et de tables qu’on met en place, les voix des uns et des autres, on ne l’entend pas. On ne la voit pas non plus. A demi pliée sur elle-même, se faufilant comme honteuse d’être là, prudente, en dépit de sa faiblesse, à ne heurter personne.
Ce matin lorsque je suis arrivé elle descendait l’escalier, à reculons, serpillière à la main, s’enfonçant sous le sol, créature sortie de là pour son frustre ouvrage et y retournant jusqu’au lendemain.
Je n’ai jamais vu ses yeux. Son regard. Son visage.
Je ne connais pas ce qu’a été sa vie auparavant. Il me paraît même indécent de projeter on ne sait quelle imagerie standardisée pour lui reconstituer un passé, en quelque sorte préconçu, afin de parvenir de quelque manière à expliquer qu’elle soit là, si tôt le matin, à s’user ce qui lui reste de vie dans des tâches aussi ingrates, à seule fin toutefois d’assurer sa survie.
On sait l’indifférence et l’usage plus ou moins lâche qu’il faut en faire pour croiser de plus en plus, dans les vilaines tournures que prennent nos sociétés, de ces situations où tant de nos semblables sont ainsi que cette vieille femme, vieillis pliés, l’usage qu’il faut faire de cette grinçante lâcheté pour ne pas à tout moment faire tout voler en éclats autour de soi.
Nombreux sont ceux qui n’ont pas cette difficulté.
Au comptoir même de ce café. Dans les jolies rues de ce beau quartier. Dans les douillets appartements qu’on occupe d’un vaste soi-même derrière ces nobles façades.
Et puis dans combien d’autres ailleurs protégés de la vue des indigents où l’on pérore radiophoniquement, télévisuellement, sur les lois économiques, sur les rigueurs de la saine concurrence de tout contre tout, sur les impératifs budgétaires, à grand coups de milliers de milliards abstraits, escamotés, enflés de sensations, menaçants comme des malédictions.
Dans combien d’autres ailleurs que ce café où s’éreinte cette vieille femme courbée qui fait le ménage, d’autres ailleurs aux autels constellés de statistiques où des théories de barbares bien élevés professent leur savoir de diafoirus, égrènent leurs versets buboniques, dans un savant artifice ou pointe çà et là une once de vague considération sociale à peine décorative marquant le plus souvent l’impérieuse nécessité d’en abandonner l’objectif pour satisfaire le dieu Marché.
N’entendez-vous pas parler des gens, des personnes, des êtres, dans ces collèges d’instructeurs zélés ? Non. La ressource humaine, ci bien ainsi nommée, y est vouée à la dévaluation permanente. Et pour avoir trop joui pendant trop longtemps d’être simplement parvenu à améliorer la qualité de son existence, l’ingrédient unique de la ressource humaine va devoir rendre ce qu’il a gagné de haute lutte aux pieds des idoles sacrées dont les cours flottent en continu dans les sanctuaires des écrans.
La vieille femme jadis eut pu cesser de travailler assez tôt pour profiter d’un peu de repos dans un modeste appartement avec une modeste pension. C’était devenu trop. Il lui faudra donc à présent trimer jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus, elle qui n’en peut déjà plus. Que lui doit-on, c’est elle qui va rembourser. Que lui vole-t-on, c’est elle qui le rend, tous les jours, brisée, humiliée, niée, disparaissante.
Non ceci n’est pas un raccourci. C’est juste une ligne droite qui va d’un point à un autre. Sans méandres douteuses. Sans circonlocutions évangéliques. Sans calculs pervers. Sans arguments viciés.
Juste un regard ouvert sur le réel.
C’est tout.

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