Mot-clef du jour : « blague extremement drole »
Lettre à Madame la ministre de la culture, Aurélie Filippetti, suite à son entretien avec Didier Pasamonik, du site ActuaBD.
Madame la Ministre,
Scénariste de bandes dessinées, j’ai lu avec intérêt votre interview sur le site actuabd. Je ne vous cache pas que j’en suis ressortie triste, amère, et très inquiète quant à l’avenir de ma profession.
Passe encore votre méconnaissance de ce média, vous avez au moins la franchise de la reconnaître. Passent plus difficilement les clichés que vous y associez (oseriez-vous tenir ces mêmes propos vis à vis du cinéma, un autre « art populaire » destiné à ceux qui n’ont pas la maturité ou l’intellect nécessaire pour aborder de vraies œuvres ?). Ne passent pas du tout vos affirmations quand à la santé du milieu qui, selon vous, semble se résumer au nombre de sorties.
Vous parlez du numérique comme d’un sujet réglé alors qu’il s’agit de l’un des plus gros conflits actuels entre auteurs et éditeurs. Il existe un syndicat des auteurs, le SNAC, qui œuvre depuis des années, en vain, pour aboutir à un accord raisonnable sur ce sujet. Mais vous n’avez discuté qu’avec le SNE. Auriez-vous parlé d’accord sur une politique industrielle en ne négociant qu’avec le MEDEF ?
Vous semblez ignorer la fulgurante baisse des ventes des nouveautés mises sur le marché, et même la diminution de la rentabilité des best-sellers. Mais, eh, « la diversité est conservée » !
Vous parlez des libraires, en affirmant que le livre n’est rien sans eux. L’affirmation, un peu plus nuancée, aurait pu être vraie. Mais vous semblez oublier que l’inverse l’est plus encore. Un écrivain, sans éditeur, ni diffuseur, ni libraire, est toujours un écrivain. Mais aucune des professions du livre n’existerait sans les auteurs. Les auteurs, systématiquement oubliés de toute discussion un peu sérieuse (entendez par là : « économique ») sur leur milieu.
Permettez-moi de brièvement vous exposer mon cas. Je suis scénariste professionnelle depuis 2006. Je travaille à plein temps avec quatre des plus gros éditeurs de bandes dessinées. Malgré ma faible notoriété, mes livres (pas tous pour les enfants, certains littéraires, eh oui !) reçoivent des retours globalement très positifs du public et des médias.
Cette année, j’ai gagné en moyenne 750€ par mois. Suite à un incident professionnel vécu par mon conjoint, j’ai failli, enceinte de mon second fils, ne plus pouvoir payer mon logement.
Ma situation, madame la Ministre, n’est pas une anecdote isolée et personnelle. Elle est celle de l’écrasante majorité des auteurs de bd. Et je fais partie des chanceux. Ceux qui survivent.
Les propos que vous avez tenus, vous, écrivain, me font trembler. Vous venez du roman et je sais, pour y travailler également, que la situation des auteurs y est encore pire. Je déplore que le succès, ou votre nouvelle position, vous ait à ce point déconnectée de la réalité de l’immense majorité de vos collègues.
Je ne suis pas engagée politiquement, je ne suis pas syndicaliste, je ne suis pas militante. D’autres interlocuteurs seront plus à même que moi de vous proposer des solutions pour faire face à une paupérisation toujours plus grande de ceux sur qui repose toute la chaîne du livre. La situation est complexe. Les éditeurs, également, doivent être entendus. Personne ne vous demande de miracle. Mais un peu d’attention, un respect suffisant pour vous documenter un minimum serait un bon début. Ne vous a-t-on pas remis en mains propres le documentaire « Sous les Bulles », qui donne la parole à tous les métiers concernés par le sujet ? Regardez-le, s’il vous plaît. Il dure moins d’une heure et économisera un long travail de recherche à vos assistants.
Nous faisons un vrai métier.
Cordialement,
Isabelle Bauthian
Scénariste, écrivain, caressant encore l’espoir que sa ministre et consœur accordera à son métier l’attention qu’il mérite.
Edit « Alors comme ça ya des gens que ça choque que je compare le SNE au MEDEF » :
Mes petits amis, je SAIS que l’éditeur est un partenaire et non un patron. J’ai d’excellentes relations avec la plupart de mes éditeurs. Des relations fondées sur la confiance et le respect mutuel. Dargaud m’a d’ailleurs offert un très bon exemple de ce qu’est le respect de l’auteur récemment, j’en profite pour les remercier (coucou !).
Reste que, à titre individuel, on sait tous que la relation de dépendance n’est pas spécialement équilibrée. Des centaines d’auteurs, 5-6 éditeurs qui permettent de vivre de son art, même dans le meilleur des mondes ça semble une équation assez simple à résoudre.
Bref : ma remarque n’avait rien de dépréciatif, ni pour les éditeurs, ni pour la gauche, ni même pour le MEDEF. Je comparais juste des situations qui me semblent assez évidemment similaires. Quand on négocie, on ne le fait pas qu’avec un seul des partenaires sociaux, a fortiori avec le plus fort. C’est tout. Vous pouvez maintenant respirer mais faites gaffe : les idéologies et les grands principes, il parait que ça rend parfois un peu nerveux dans l’interprétation des choses.