Chantal pouvait se vanter d’être quelqu’un de modéré dans ses opinions politiques. La preuve, elle était contre la peine de mort (sauf bien sûr quand il s’agissait de pédophiles, d’assassins, de
violeurs, de criminels de guerre, de dealers et de fabricants de meubles en kit à notices incompréhensibles). Oui, Chantal était donc presque contre la peine de mort, mais reconnaissait en tout
cas que la torture avait du bon.
Quelque part, dans le silence absolu de la pièce, un portable avait vibré.
Dans la longue liste de ceux qui méritaient le fouet, voire la décapitation, il y avait les malotrus qui laissaient sonner leur téléphone dans une bibliothèque, et encore pire, dans la salle 3C
que Chantal surveillait de 9h à 17h.
Si elle était maître du monde, les gens seraient mieux éduqués. Certes il ne resterait plus qu’une ou deux personnes par continent, mais les rapports sociaux y gagneraient en tranquillité.
Il était difficile de vivre avec cette vocation qu'elle avait pour l'ordre et la justice. D’autres avant elle avaient eu cette sorte de malédiction qui les isolait malgré eux de leurs congénères.
Elle pensait ainsi à la solitude de Batman quand elle buvait son café à son bureau, en surveillant son monde, du haut des quelques marches qui la séparaient des autres.
- Vous, là !
Le vieil homme s’était arrêté.
- Moins de bruit avec votre canne !
L’octogénaire avait bafouillé une phrase que Chantal n’avait même pas écoutée. De toute façon, c’était toujours les mêmes excuses. "J’ai besoin de ma canne pour marcher" ou "Je suis trop vieux"
avec la variante "Je suis handicapé, vous comprenez". Aucune originalité.
Le vieil homme était parti en claudiquant, usant de sa canne avec parcimonie et une angoisse certaine. Il n’y avait quasiment personne d’autres dans la salle 3C ce matin-là. A part ce jeune homme
basané, qui avait emprunté plusieurs livres de chimie. Il était Iranien. En fait, Chantal n’en savait rien, mais il ressemblait tout à fait à un Iranien ou à un Irakien ou encore à un Libyen.
Elle se fit alors cette réflexion amusante : est-ce que tous les peuples finissant par le son « ien » avaient des prédispositions pour le terrorisme ?
Puis elle se ravisa. Ses réflexions étaient peut-être un peu racistes. Et Chantal n’était pas raciste. Ca se saurait. D’ailleurs elle avait une amie belge. C’est pour dire.
Mais sans faire de généralités, il était étonnant qu’un Iranien emprunte plusieurs livres de chimie, si ce n’était pour fabriquer des bombes, comme tout islamiste qui se respecte.
Chantal se sentait prête à accomplir son devoir. Comme tout le personnel de la bibliothèque, après les attentats du 11 septembre, elle avait reçu une formation sur les menaces terroristes, la
sécurité du bâtiment dépendant de la vigilance de tous.
Le suspect qui devait appartenir à une branche d’Al Quaida, était tout à sa lecture et n’a pas vu la surveillante s’éclipser pour alerter les flics.
20 minutes après, il se retrouvait immobilisé par le GIGN, la face plaquée contre le bouquin de chimie, les mains menottées derrière le dos.
Après un contrôle d’identité, il s’est avéré que le jeune homme était étudiant en 2ème année de chimie et qu’il ne faisait que réviser ses partiels.
- Il est Iranien ? a demandé Chantal au représentant des Forces de l'Ordre.
- Marocain.
- Oh, j’y étais presque ! Fit Chantal, comme si elle avait eu quasiment tous les bons numéros au loto.
Marocain, donc. Elle se demanda un instant si les nationalités finissant par « ain » avaient aussi des propensions à devenir terroristes. Elle étudierait le sujet plus tard. Dans la
salle, un autre portable vibrait. Le devoir n’attend pas, il fallait qu’elle s’en occupe.
NB : pour la petite histoire, je n’ai rien inventé à part changer le nom et trouver des motivations au personnage principal. J’ai écrit ce texte il y a quelques années, après qu’un ami
lui-même surveillant dans une bibliothèque parisienne, me raconte comment un étudiant d'origine maghrébine en train de réviser son examen de chimie, avait été immobilisé par le GIGN. C’est une
surveillante "consciencieuse" qui, suivant les consignes de sa direction demandant à tous les employés d’être vigilants et de ne pas hésiter à avertir la sécurité en cas d’évènements suspects,
avait décidé d’appeler directement la Police. Et la police avait jugé bon d’envoyer le GIGN.
Une histoire de jugement au faciès parmi tant d'autres...