Les huîtres

Publié le 08 février 2013 par Despot

La bande dessinée italienne Alan Ford est un chef-d’œuvre d’humour noir. Sa galerie d’antihéros comporte le désolant «Superpompette», un Robin des Bois alcoolique qui s’est donné pour mission de prendre l’argent des pauvres pour le donner aux riches. J’ai sans doute trop lu Alan Ford: je commence à voir des «Superpompette» partout. 

Par exemple, j’ai la conviction profonde que l’initiative Minder a été conçue par des vétérinaires dans le but d’occuper l’esprit des moutons pendant qu’on les tond à la chaîne. Car enfin, quelle importance cela a-t-il que dix ou cent personnes en Suisse gagnent cinq millions de francs par an? Aucune! Une poignée d’exceptions, cela ne forme ni une classe sociale, ni un échantillon statistique viable. Ce n’est que l’arbre qui masque la forêt: une caste comptant des dizaines de milliers d’individus, à un demi-million ou pas loin, et dont personne — surtout les élus — ne parle jamais. Cadres supérieurs de l’administration et de la banque, assureurs, grands universitaires, administrateurs d’industries, commmunicateurs, avocats… en un mot, le cœur de la nomenklatura helvétique. Celle, par exemple, qui considère avec dédain la solde parlementaire, prétendant qu’une élection à Berne constitue — mon Dieu! — une baisse de revenus préoccupante.

Je ne suis pas socialiste: qu’une partie de la population ait le cul bordé de nouilles ne me dérange nullement — d’autant moins que ces nouilles bordent souvent des culs socialistes. En revanche, je vis de mon travail d'éditeur. Du coup, je visualise des comparaisons ahurissantes: cent mille livres à vendre par an pour un salaire de nomenklaturiste fédéral. Entre inventer un best-seller chaque année et brouter placidement la laine du contribuable, qu’est-ce qui est le plus sûr? 

Je me demande aussi ce qui peut bien justifier la disparité colossale, et qui va s’aggravant, entre la rémunération de ces apparatchiks et celle des vignerons ou des paysans qui doivent vivre à dix francs de l’heure. Ces oligarques sont-ils au moins des samouraïs au code de l’honneur féroce qui s’ouvrent le ventre à la première faute? Semble pas! Leur régime n’est pas celui de la sanction de l’échec, comme pour un entraîneur du FC Sion ou un indépendant, mais de la gratification quoi qu’il arrive. Le système auquel ils s’accrochent comme des huîtres à leur rocher pourra sombrer dans la faillite qu’ils continueront de réclamer leurs traitements indus de marquis d’ancien régime. Une huître qui tombe de son rocher est une huître morte!

Avec ce manque de tact absolu qui caractérise les classes décadentes à la veille de leur chute, l’UBS a ainsi réussi à annoncer une parfaite égalité entre ses pertes et ses primes. Deux milliards et demi de trou — et autant de gratif à ceux qui l’ont creusé! Pas mal pour une banque sauvée par le contribuable. Enfin, précisons: par ceux qui décident en son nom et qui n’ont plus aucune idée de la valeur de l’argent. 

La valeur de l’argent! Voilà bien un thème passionnant dont nos candidats, pourtant, ne parlent guère…

Le Nouvelliste, 8 février 2013.