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Laurence Werner David, À la surface de l’été

Publié le 08 février 2013 par Angèle Paoli
Laurence Werner David, À la surface de l’été,
Buchet-Chastel, collection “Qui Vive”, 2013.


Lecture d’Angèle Paoli

SUR LE TRANCHANT DES LIMITES

D’énigmatiques questions persistent à tarauder le lecteur bien au-delà de la traversée d’À la surface de l’été, dernier ouvrage de Laurence Werner David. Que s’est-il donc passé au cours de ces journées, qui continue d’agiter, par ondes secrètes, la mémoire sensible et meuble du lecteur ? Si À la surface de l’été ne laisse ni indifférent ni indemne, c’est que l’écriture agit ici, subreptice, en profondeur, suscitant curiosité et interrogation. Silencieuse admiration.

Les trois récits qui composent ce triptyque romanesque ― « Derrière la montagne » / « Éclats de fuite » / « À la surface de l’été » ― prennent appui, chacun à leur manière, sur la montagne. Qu’il s’agisse des Alpes ou des Pyrénées, la montagne ― ce pilier solide et ferme, inébranlable, qui offre aux hommes fragiles et fluctuants qui la hantent, ses parois et ses pierriers ― suscite en eux effrois et défis. Les récits de cet ouvrage trouvent leur ancrage contre les flancs vertigineux de la montagne, comme si, à la vie flottante et instable des personnages, la montagne était seule à risquer de leur offrir issues ou révélations. Personnage essentiel de ces trois récits, elle est cet abrupt auquel s’affronter quand la vie se délite et se dissout.

Autour de la montagne gravitent trois figures de « Père », et avec elles, femmes, enfants, amis et randonneurs. Figures qui tanguent et vacillent au gré des crises qui secouent les êtres jusqu’à les confondre et à les anéantir. Passé et présent se croisent, se superposent, s’aimantent et se repoussent, qui livrent leur part de suppositions et de doutes, de questionnements qui persistent, de mystères non résolus.


« DERRIÈRE LA MONTAGNE »

« Lorsqu’une personne part, la Montagne revient », confie la voix narrative du premier récit. Propos qui renvoient à Antoine, jeune et brillant érudit, dont le séjour récent dans le chalet familial de la Vanoise ramène à la surface de sa vie les épisodes douloureux d’un passé toujours vivace en lui. Pour Antoine, liée au paradis de l’enfance dont ses parents étaient alors les maîtres, la Vanoise l’est aussi à la figure du père, à sa présence solide et rassurante puis à sa « chute », à son effacement et à sa brutale disparition. Aux lendemains des amours ostentatoires du père avec la jeune et séduisante Gina, le couple parental se défait, le socle s’effondre et, avec lui, le monde qui semblait devoir durer éternellement s’évanouit. Le passé resurgit qui envahit la réalité présente. Dans le salon que vient de quitter L., jeune traductrice à qui Antoine a confié son texte parodique des Hauts de Hurlevent et de la passion dévorante des deux amants, Antoine « se souvient du bruit du moteur perdu dans l’espace nocturne, de la porte du chalet entrebâillée qu’il ouvre sur le rougeoiement des phares tout là-haut dans le lointain. Peut-être que la Simca de son père ne s’était pas éloignée à l’intérieur des collines mais plutôt dans les lacets d’une grande montagne. »

Plus tard, dans le récit, au profit d’une rétrospective qui renvoie au Dernier hiver, 1983, Antoine comprend que le rire esquissé par le père au cours du repas du soir est une « esquisse de rire d’homme traqué ». Le récit se clôt sur le retour des images de la Simca s’éloignant vers la montagne, sensiblement modifiées par la mémoire et de manière beaucoup plus affirmative :

« La voiture est remontée à vive allure vers d’autres massifs. Le raidillon qu’elle emprunte est aussi vigoureux que doit l’être le pied sur l’accélérateur. Elle file vers d’étroites lanières qui, de loin, semblent se fracturer dans la roche… L’auto avance maintenant à une allure maîtrisée vers la ligne où la montagne crénelée ne forme qu’un bloc de granit horizontal.
  Elle disparaît derrière la barre rocheuse, avalée en moins d’une seconde ».

Le dialogue d’Antoine avec la Montagne est un trait d’union entre son passé et son présent. Celle-ci s’éloigne et revient, rapprochant par glissements et superpositions les histoires qui constituent les strates de sa vie, présente et passée. Ainsi la Montagne, envahissante menace, empiète-t-elle sur son environnement et gagne-t-elle les êtres qui l’entourent.

Après la visite de L., ex-compagne de Martin, son meilleur ami, « Antoine range dans l’armoire ceux [les objets] qui peuvent être déplacés aisément, repousse l’image de la montagne brutale et vide qui vient de le ressaisir, s’étonne de sa résistance, de sa terrible exposition nocturne, de sa fermeté aussi exigeante que la droiture du port de L., tente de corriger cette image qu’il espère sans lendemain. »

De même, toujours dans ce salon où il a reçu L. la veille, Antoine observe-t-il, par une sorte de fondu enchaîné qui passe par son regard, que le « dernier rayon de soleil zèbre le pantalon de Martin, du même gris bleuâtre que la fourrure d’une renarde polaire que le père d’Antoine avait chassée lors d’un séjour en Amérique du Nord…». Et de s’étonner devant son ami de l’évocation d’une « telle anecdote vieille de plus de vingt ans ».

Quant à Martin, qui ne se remet pas d’avoir été « expulsé hors de son histoire » par sa rupture avec L., il rêve d’un effacement. À force de volonté et de torpeur, il « avait réussi à ralentir à l’extrême le frémissement du dehors : une expérience du temps faite d’actes répétitifs et de silences somnambules… ».

Lorsqu’Antoine comprend qu’il ne recevra pas la carte promise par son ami parti à l’étranger, c’est vers la montagne que son esprit se tourne :

« Pour la première fois, il espéra que la montagne soit tout entière à lui afin qu’il puisse se dresser devant elle et en bouleverser la grandeur nocturne.
  Se dresser face à elle.
  Surtout ne pas la voir un jour couchée par terre. »


« À LA SURFACE DE L’ÉTÉ »

À la volonté de disparition de Martin dans « Derrière la montagne » répond celle de Paul Hordé dans « À la surface de l’été » (troisième récit). Les motifs en sont identiques. Une rupture amoureuse que rien de laissait soupçonner. Paul, tout comme Martin, est abandonné par sa lumineuse compagne. L’absence crée un grand vide. Un même désir d’effacement étreint l’un et l’autre personnage. Avec la désertion inexpliquée de Marie s’amorce la chute de Paul. Le père sombre dans l’oubli progressif de Sylvère, leur fils. Devenu mutique et impossible à atteindre depuis la disparition de sa mère, Sylvère quitte son père à l’âge de dix-huit ans, le laissant seul avec ses fantômes. Celui de Marie et celui de Pierrick C., meurtrier, ami et confident, à qui il rend visite dans le parloir de la prison de Pau. La stratégie que Paul met en place pour lutter contre le désarroi est identique à celle de Martin :

« Au pire, je répétais un mode de fonctionnement journalier qui, au moins, me donnait la preuve anesthésiante qu’il pouvait être le mien et que partout où j’irais il pourrait m’être un guide sûr, un barrage contre l’égarement et la solitude. Je dis au pire. Et pourtant c’est quand les choses se répétaient que tout paraissait en moi se ranimer. »

C’est en effet au moment où Paul se rend dans la « vallée lunaire » pour rejoindre le refuge où il cache d’ordinaire sa solitude et ses méditations, qu’un trio inconnu jusqu’alors fait irruption dans la vie de Paul, bouleversant ses habitudes, son chagrin et bientôt, sa vie. Dès lors, le récit bascule dans un autre univers, qui met en présence et aux prises les uns avec les autres, deux adolescents (des jumeaux) et deux hommes adultes. Ben et Ariel d’une part, orphelins de père et de mère. Leur grand-père, Joseph Rire, et Paul, de l’autre. Dans ce récit étonnant, le nœud relationnel qui lie entre eux les personnages se noue et se joue au cours d’excursions successives dans le massif de la Maladeta. Au troisième jour, le Pic d’Aneto est le lieu de la lutte mortelle que le grand-père des jumeaux livre à Paul (mystérieuse métaphore du combat de Jacob avec l’ange ?) ; lutte qui pourrait se terminer par la chute du grand-père dans des « champs d’éboulis ». Et par sa disparition.

« Seulement, ses doigts bardés d’une ossature de fer forent durement ma poitrine et son poing cogne contre mon cœur. Mes jambes enchâssent les siennes et les siennes mon sexe. Nos souffles se métamorphosent en larmes, en cris de butors terrassés… », notera Paul dans son carnet.

À l’issue de ce combat qui le laisse épuisé sur « la sente étroite », Joseph Rire « se met à parler : ‘Vous nous avez tous beaucoup éprouvés, monsieur Hordé’ ». À quelle épreuve le trio a-t-il été réellement confronté ?

« Que nous est-il arrivé ? » interroge le guide de montagne (Paul) s’incluant ainsi dans une dérive qui soudain le concerne tout comme elle concerne Ben et Ariel, et, derrière eux, Emy, la mère des jumeaux, décédée d’une overdose, Sylvère et son petit garçon, dont Paul découvre l’existence à travers la scène filmée que lui montre Ben.

D’étranges liens, dont on ne sait vraiment s’ils sont fictifs ou réels, se tissent en quelques jours autour de l’homme solitaire, jusqu’à l’effacement, un matin, du grand-père Rire. Ainsi la figure du grand-père se retire-t-elle afin que celle de Paul puisse s’imposer auprès des jumeaux. D’observations en résonances, le récit livre sa part de réponses et d’éclaircissements provisoires. Les histoires finissent toujours par se recouper. D’autres réalités imprévues prennent place dans la vie, avec leurs formes nouvelles. Le présent est investi par d’autres passés qui imposent leurs linéaments et leurs imbrications. Au cœur de ce tressage complexe naît le point crucial de la rencontre.

« Votre histoire entière appartient à ma vie », déclare Ben au guide de montagne.
  « Tu penses que l’histoire de tes retrouvailles avec ton fils, s’il souhaite qu’elles aient lieu, recouvrira un jour ta rencontre avec les jumeaux », se dit Paul à la suite de son échange avec Ben.

Comme par d’insensibles glissements tectoniques, les histoires se superposent. Elles ébranlent les certitudes, laissant place libre pour constituer d’autres bases, pour inventer d’autres géométries possibles.


« ÉCLATS DE FUITE »

« Éclats de fuite » est sans doute le récit le plus insaisissable de la trilogie. Un récit-enquête au cours duquel la narratrice ― une ancienne élève de Saint-Cyr ― tente de reconstituer les pans d’une histoire qui se construit autour d’une disparition. La disparition du sergent May H, elle aussi ancienne élève du retraité de Saint-Cyr. La remontée à la surface d’un passé énigmatique brouille la chronologie des événements d’autant que s’entrecroisent des récits dans le récit. Le seul indice sur lequel prendre appui est apporté par celle qui vient rendre visite, dans son usine désaffectée, au retraité de Saint-Cyr, voix écrite qui ponctue et double la belle voix de l’ancien militaire avec qui elle s’entretient. Le récit d’« Éclats de fuite » se clôt sur un retour à l’ancienne usine désaffectée où l’on retrouve la visiteuse, l’ancien militaire et sa femme. Mais loin d’apporter une réponse claire et définitive, cette clôture ouvre une nouvelle voie à l’énigme.

On trouve pourtant dans « Éclats de fuite » des cairns familiers, propres à l’univers de Laurence Werner David. La montagne de la Vanoise, « quelque part entre la Grande Casse et le Grand Paradis » ; un homme aux pensées instables, « en proie à des idées répétitives et sombres » qui ignore toujours « combien de temps l’amour rend heureux » et qui ne se le demande plus. Un homme pour qui le « retrait » est une « ruse » dont il fait un usage fréquent. Un homme conscient que dans les montagnes son « statut de supérieur hiérarchique» n’a plus sa raison d’être et ne lui est d’aucun secours. Mais aussi un homme sensible aux « veines » qui courent sous la montagne et « communiquent jusque sous les pieds son âpre flux singulier. »

Sous la forme d’un récit à la deuxième personne du pluriel, la narratrice restitue les hantises et les passions de l’ancien militaire. Par la voix de cette femme, nous entrons dans l’intimité de l’homme dont le caractère, non dépourvu de cruauté ni de talent, a été formé par l’univers qui a longtemps été le sien.

« Vous n’avez pas peur des os, vous n’avez pas peur de la chair, ni de ce qui tue. Vous avez peur de ce qui enferme, de la dalle qui scelle, des scellés, de mourir vivant ; de la pierre aussi, lisse, froide ; vous avez peur des femmes attirées par l’uniforme. Vous avez peur de l’impénétrable vide. »

Une première rétrospective fait remonter le récit dix-huit mois en arrière. Et renvoie cet étrange personnage à un séjour en montagne, dans un petit village de la Vanoise (son village, s’interroge le lecteur ?). Les vacances du retraité de Saint-Cyr auraient pu se dérouler dans des randonnées sans histoire ou dans le ressassement de souvenirs militaires auxquels il est resté très attaché, s’il n’avait croisé, dès le quatrième jour, l’une de ses anciennes élèves, le sergent May H. Une femme qu’il a eue sous ses ordres et qu’il a du mal à reconnaître dans sa « jupe en pilou ». Rencontre rendue soudain obsédante par la présence insistante, dans les parages de la jeune femme, de « l’homme mauvais », un malade mental tout juste sorti de l’hôpital psychiatrique de Digne et qui vient de rentrer dans son village natal.

Dès lors se met en place un trio infernal. Qui est cet « homme-revenu-au hameau » ? Quels liens unissent May à « l’homme mauvais » ? Que sont-ils l’un pour l’autre ? « Deux amis d’enfance qui se sont retrouvés » ou peut-être « deux bêtes fragiles », pense le retraité. Tous deux rient en courant sur le sentier avant de disparaître sur les pentes dans la nuit. May n’est-elle pour le militaire qu’une ancienne élève ? On pense par moments qu’elle est peut-être sa fille, tant le regard qu’il pose sur elle est tendre, protecteur, énamouré. Mais l’indifférence de May à son égard détourne de cette interprétation. Peu importe à vrai dire le passé de chacun et la force invisible, qui met, un jour d’été, ces êtres en présence. Ce qui attire dans ce récit et qui saisit à la gorge et au ventre, c’est, au-delà de la perte des repères ― relationnels et fictionnels ― la tension qui s’installe progressivement dans le trio. Une sourde hostilité circule de « l’homme mauvais » au militaire ; à peine contenue, la violence qui les oppose, se teinte, par glissement métaphorique, de mimétisme :

« Une fois l’homme vous voit : l’affrontement est compact, semblable à la calotte glaciaire où vous l’avez suivi ».

Un sombre sentiment pousse le militaire à la poursuite du couple qui dévale les pentes en direction du village. Un drame se tisse à l’insu de chacun. Qui, pour May, semble puiser ses origines dans le château en ruine qu’elle voit de la fenêtre de sa chambre. Le château du Glas, dont elle rêvait, petite fille, qu’il deviendrait propriété de son père. Pour le militaire, le château est un piège qui va se refermer sur May. L’étau se resserre, la traque s’intensifie, se charge d’odeurs animales. Dans la nuit, le peuple des êtres invisibles se change en bêtes sauvages, tandis que dans sa course haletante, le corps du vieil homme s’assimile et se fond à la nature qui l’entoure. Tout à la fois animale et minérale :

« À mesure que vous vrillez et perdez de la vitesse, votre paroi osseuse à peine sensible, juste bonne à être humée par le museau d’un carnassier, se couvre de froid et de chaud, ardoise friable. Vous vous efforcez de régler et d’appliquer, point par point, votre colonne vertébrale à l’argile terreuse ».

Gagné par des hordes de fox-hounds, le récit devient halluciné ; la course-poursuite à travers boue et boyaux de conifères labyrinthiques, indéchiffrable. Au terme de cet épisode de « fantasy » cauchemardesque, le sergent May ne reparaît pas. Elle disparaît sans laisser de traces. Disparaît aussi « l’homme mauvais ».

Huit mois plus tard, taraudé par sa souffrance, le retraité revient hanter les alentours du château. « Stylisés » par le talent de l’officier, ces lieux portent toujours les stigmates de sa fragilité. Ils guident l’homme dans l’accomplissement d’une gestuelle mystérieuse qui le conduit, au cœur de la forêt et de la nuit, vers le corps de May. Le mystère se referme qui tient en germe la « réversibilité des choses. »

Captivant triptyque romanesque, À la surface de l’été engage le lecteur sur le « tranchant des limites ». Limites des liens sur lesquels se construisent ou se déconstruisent les univers affectifs. Limites que la tension poétique du langage prend en compte et tend sans cesse à repousser par une écriture puissante et riche. Il se dégage de chacun des trois récits, à la fois proches et distincts – chacun est ponctué par une broderie qui le caractérise –, une impression de fascination qui trace son sillon en profondeur, longtemps après que les histoires se délitent, absorbées par la « dureté blanche » de la montagne.

Angèle Paoli
D.R. Texte Angèle Paoli



■ Laurence Werner David
sur Terres de femmes

Aléas (extrait d’Éperdu par les figures du vent)

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (dans le N° 2 de la revue de littérature Secousse, Éditions Obsidiane, novembre 2010) Laurence Werner David | Cavaliers de la nuit [fichier PDF]
→ (sur remue.net) Laurence Werner David | La couturière de Dieppe, lu par Dominique Reymond




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