Une lumière bleue et blafarde cogne contre les visages graves du 225 calle Manuel Bonilla. Les corps sont enfoncés dans de vastes banquettes recouvertes d’un similicuir rouge. On peut s’installer jusqu’à quatre autour d’une même table, et dos-à-dos à nos voisins. Les murs sont recouverts d’une peinture blanche ou verte. Celle-ci s’écaille et laisse apparaître de vastes territoires à la géographie toute aussi bouleversée que les Andes, toutes proches. Heureusement, une musique forte nous empêche de fixer nos pensées sur ces espaces abandonnés, sur cette mer de pierre dont les vagues de violence et de misère ont rejeté les hommes vers la grande ville grise. Des éclats de rires se font entendre à l’étage. Mais le rez-de-chaussée, avec sa grande fenêtre donnant sur le quartier de Villa El Salvador, est propice au dévoilement.
Le dénuement de ces pièces est le reflet d’un Pérou dont les heures les plus sombres se mêlent aux espoirs les plus grands. Les fantômes de ce quartier, de ce géant monticule de sable, de cet océan aréneux, continuent de soutenir les quatre murs de La Posada de Los Angeles. Et pourtant les peines et les discordes sont venues décolorer les ailes de la fière colombe et souiller le visage de Maria Elena Moyano. Mais si le sable s’envole, il ne retombe jamais bien loin. Nous aimons ainsi sentir sous nos doigts une table encore poisseuse des précédents clients. Et il est rassurant de ne pas avoir le choix. Yucas fritas ou papas rellenas, voici les options afin d’absorber les litres de bière en transit sur votre table. Cela est rassurant car nous n’avons jamais réellement appris à choisir.
Villa El Salvador n’a jamais choisi. Nous n’avons jamais choisi. L’autogestion était une nécessité. Tout comme l’art. Face à la misère et face au sang, nos armes se trouvaient dans nos cœurs. Des pompes bien vivantes, vibrantes au son de nos huaynos, battant sous le rythme saccadé des rafales du Sentier. Et la fenêtre de la Posada avait été l’écran de ce déluge d’amour et de violence. Tout le sable retourné n’aura pas suffi à boucher nos oreilles ou nos yeux. Nous avons donc entendu. Nous avons donc vu. Mais nous avons oublié.
La vue se brouille. Les jambes se font lourdes. Julio est assis en face de moi et le poids de ses mots les empêche de sortir. Cela fait désormais plusieurs heures, peut être plusieurs jours que nos langues se sont déliées. Le verre a tourné entre nos mains et les bouteilles se sont empilées. Nos sourires complices se sont adossés à des regards bienveillants, et les sons de nos gorges déployées se sont plu à rivaliser avec des airs de cumbia populaires. La fatigue est là. Chaude, lovée au fond de notre estomac, elle nous empêche de nous lever et nous retient indéfiniment dans cette cambuse.
J’ai toujours aimé la façon de boire la bière au Pérou. L’unique verre passe de main en main, puis suit la bouteille de 650ml. En intérieur, la mousse restante dans le fond du verre doit être versée dans un second. En extérieur, celle-ci sera projetée contre le sol. La Pachamama se régale alors de cette écume blanche. Elle nous laissera généreusement rejoindre ses entrailles en nous ouvrant les portes des longs fleuves y menant.
Comme d’habitude avec Julio la soirée avait commencé par le récit exhaustif de notre semaine. Et pourtant celles-ci ne variaient guère. Mais cela nous permettait de diriger le flot de nos discours vers ce que l’on était venu chercher. Ce n’était que le roulis indispensable d’une pensée bien décidée à arriver à bon port. Il poursuivra son histoire. Celle de ce petit gars de Huancaya, ce village de la province de Lima. La capitale y est pourtant déjà si loin. Il me peint des récits d’exils. Il me conte des fables d’amours perdus à jamais. Et alors que les images d’un monde à enchanter défilent devant nos yeux, le soleil tente en vain de percer. Sur le cadran de l’élysée Lima la ivre redevient Lima la grise. Ce ciel de plomb que connaissent ci bien les liméniens n’est pas près de s’écrouler. Ne serait-ce que s’effilocher. Et la ville continuera de voguer sur la masse indigente des peuples refoulés.
Julio m’a appris cette nuit là que sa mère était bien arrivée en Espagne il y a plusieurs mois. Son petit frère lui réclamait quotidiennement des nouvelles. Il n’en avait plus. Son père tournait dans la ville, les reins calés tant bien que mal dans le siège de son taxi pour oublier sa femme. Cette mère courage partie chercher si loin le bonheur de leur famille. Pourtant, avec ses faux papiers vénézueliens Sofia avait été renvoyé à dix mille kilomètres de son El Dorado castillan, et à trois mille de sa famille. Sofia nous attendrait désormais quelque part entre Caracas et Los Teques.