Scène 13 – Le fou (Willy), la dame (Nelly), les deux enfants (pions), la cavalière (Chloé), le roi (Ahmed), le cavalier (Jean-François) et deux/trois pions (le service d’ordre)

Publié le 14 février 2013 par Ctrltab

AHMED (intimidé)

Pardon, Chloé. J’ai manqué de courage. Et de confiance en toi. En nous.

Chloé se tait.

JEAN-FRANCOIS (à Nelly. Un peu cérémonieux, un peu maladroit)

Tout va bien pour vous, Madame ?

NELLY

La porte s’est refermée sur elle-même. Impossible de sortir.

JEAN-FRANCOIS

Ne vous inquiétez pas. Ils savent que je suis là. Ils attendent. Ils m’ont donné quinze minutes pour vous évacuer…avant d’intervenir.

NELLY

Vous nous avez dit le contraire tout à l’heure. Vous nous vous avez mentis !

CHLOE (à Ahmed)

Je suis peut-être idiote et hystérique mais je ne suis pas sourde. Tu crois que je ne vous ai pas tous entendus ? Je vois que tu es comme mon père. Tu changes de camp aussi facilement que lui. Tu tournes ta voile où le vent te porte. Vous vous entendez comme cou et chemise tous les deux !

AHMED

On dit « cul et chemise », pas « cou et chemise »…

CHLOE

Tu ne vas pas m’apprendre le français maintenant ? Sale opportuniste ! Et tu prétends m’aimer !

AHMED

C’est faux. Je t’ai défendue.

CHLOE

Tu m’as défendue. Et comment ? Tu t’es joint avec allégresse à la mêlée. Vous vous êtes acharnés sur moi. Vous m’avez transformée en tête de turc parce qu’aucun d’entre nous ne savait comment sortir de ce merdier où vous avez tous plongés la tête en avant. Berk, oh mais l’eau est froide et marécageuse ! Aucun d’entre nous ne sait y nager. Vous avez trouvé bien plus facile de me clouer à ce pieu de chaise et m’accuser de tous les maux. Bouchez-vous les oreilles, voilez-vous les yeux. Je crie la vérité et vous la fuyez, bande de lâches. Oui, j’ai peur, et je le dis, haut et fort. Et oui, je veux d’abord sauver ma peau, en premier, avant celle des autres, avant même la tienne, mon amour, et je l’assume. Ca vous gêne ? Vous préférez me fourrer un doudou crasseux dans la bouche pour me faire taire. Je hurle, moi, oui, je hurle. Si j’étais un bébé, vous m’auriez secoué. Vous avez tous une araignée au plafond. Ah quel plaisir avez-vous eu à jeter mon portable à ma place ! Joli transfert, non ? Voir l’éclat de mon sang étalé au sol, oh, non, vous ne voulez pas voir ça, mais entendre le bruit de mon Iphone éclaté, vous adorez. C’est familier, innocent et sans conséquence, non ? Et toi, tu t’es joint avec joie à la meute en niant toutes les promesses que tu m’as faites. En crachant sur notre amour !

JEAN-FRANCOIS (à Nelly)

Je ne me doutais pas que nous serions bloqués, je vous assure.

NELLY (lentement, réalisant au fur et à mesure ce qu’elle dit)

On va nous arrêter, moi et les enfants. Je vais devoir les rendre. Je ne les verrai plus jamais.

JEAN-FRANCOIS (dans un murmure à peine audible)

Je vous en ferai d’autres.

NELLY

Pardon ?

JEAN-FRANCOIS (confus, rougissant)

Rien.

NELLY

Et moi ? Qu’est-ce qui m’attend ? La prison ? Oui, je préférerais. L’amende, je ne pourrais pas la payer… Et l’avocat. Il me faudra un avocat. Je n’ai pas non plus les moyens.

JEAN-FRANCOIS

Il y a des avocats désignés d’office dans ces cas-là.

NELLY

Et les parents de Balthie et Suzie ? Ils ont déjà dû porter plainte. Ils doivent me détester. Après la vidéo que je leur ai postée. Quelle preuve flagrante ! Quelle idiote ! Je vous assure, je ne voulais pas leur faire de mal. Ces enfants, je les aime. Comme si c’étaient les miens.

JEAN-FRANCOIS

On s’arrangera. La justice peut avoir plusieurs vitesses. Si vous acceptez certaines protections bien placées…

NELLY

Et ensuite, comment trouverais-je un nouveau travail ? Je ne sais faire que ça. Et si on m’expulsait ? Je n’ai plus qu’à m’asseoir à côté de Willy sur son rebord de fenêtre. S’il n’y avait pas les enfants, je n’hésiterais pas un instant.

Jean-François lui prend la main et la caresse.

JEAN-FRANCOIS

Attendez, je ne vous ai pas encore tout dit.

NELLY

Le menteur n’a pas encore sorti son dernier mensonge ?

AHMED (A Chloé)

Je croyais que tu ne m’aimais plus, que tu n’en avais plus rien à foutre de moi.

CHLOE

Pourquoi ? Donne-moi une preuve. Monsieur le super contrôleur de gestion, peux-tu me dire ce qui m’a fait sortir de ton tableau ?

AHMED (réticent)

Tu as remplacé ma photo sur ton fond d’écran par celle d’un autre.

CHLOE

Idiot ! Ca suffit. Détache-moi maintenant. Qu’on puisse se parler d’égal à égal. Restaure la démocratie. Sois un homme. Ca me saoule de jouer la prisonnière. Si tu as envie de m’enchaîner, si ça t’excite, pourquoi pas, je suis ouverte d’esprit. Mais j’aurais préféré que l’on soit seul, que l’on fasse dans l’intimité. Et sans mon père, si possible.

AHMED (penaud)

Pardon, Chloé.

CHLOE

La ferme ! Détache-moi.

JEAN-FRANCOIS (A Nelly)

Je ne sais même pas encore votre nom. Je vous vouvoie encore. Et pourtant, je m’apprête à mettre devant vous mes entrailles et mes tripes sur la table. Là, mon cœur, je vous le déballe. Oh, il n’est pas bien lourd, pas plus que la normale, entre 250 et 350 grammes. Il est à peu près entier, pas encore haché, sur le point d’être broyé mais la moulinette n’est pas encore passée.

NELLY

Nelly, je m’appelle Nelly.

JEAN-FRANCOIS

C’est beau. (Silence) Jean-François, moi, je m’appelle Jean-François. Nelly, sachez que je suis enchanté, réellement enchanté de vous connaître. De vous avoir rencontrée. C’est peut-être précipité, ou même absurde, de vous avouer tout cela, dans une telle situation, pourtant, Nelly, sachez que ces mots me brûlent et je ne puis les retenir plus longtemps en moi. (Silence) Je vous aime, Nelly. Dès l’instant où j’ai franchi ce seuil, ma vie ne m’appartenait plus. Je l’ai déposée entièrement entre vos mains. Vos mains voleuses. Qui kidnappent les enfants des autres et le cœur des hommes. Je vous aime sans raison. Aucune raison apparente. C’est la preuve la plus indéniable de mon amour. Je n’ai rien pour le justifier. Je ne peux vanter ni vos qualités, ni votre force, ni même vos défauts – si ce n’est celui de la kleptomanie… Bref, je vous connais à peine. Je vous aime tout simplement pour vous, à cet instant précis, égarée et enfermée, dans cette tour délabrée, prise en flagrant délit. De justice ou d’injustice, je ne sais plus.

NELLY

Pourquoi vous croirais-je ? Vous êtes un menteur professionnel.

JEAN-FRANCOIS

Peut-être. Oui. C’est vrai. Mais je changerais pour vous, Nelly. Je vous sauverais. Je régulariserais vos papiers, ad æternam, je vous vous épouserais –je suis veuf, tout est possible !-, je vous ferais des enfants…Tu seras libre ! Tu n’auras pas à t’en occuper, on prendra une nounou si tu le souhaites…

NELLY

Entendu. Mais même si tout ce que vous dites est vrai, moi, je ne vous aime pas. Et je ne suis pas une pute.

JEAN-FRANCOIS

Vous n’avez pas le choix. Laissez-moi vous aider. Mon désir sera patient. Laisse-moi une chance. Accorde-moi ce temps. Une sorte de répit amoureux en quelque sorte, s’il te plait…

Libérée, Chloé lance une gifle retentissante à Ahmed et puis l’embrasse.

CHLOE

La gifle, c’était pour rétablir l’ordre et l’égalité entre nous. Et le baiser, pour te redire que je n’aime que toi.

AHMED

Merci pour la traduction, c’était clair. L’amour et la violence. A ta manière. J’avais bien compris.

Ils se serrent de nouveau dans les bras l’un de l’autre, définitivement réconciliés. Au-dessus de l’épaule d’Ahmed, Chloé aperçoit son père qui roucoule avec Nelly. Elle se détache brusquement de l’étreinte d’Ahmed.

CHLOE (A Ahmed, désignant son père de la tête)

Attends, qu’est-ce que papa fout avec cette salope ? Il y a dix minutes à peine elle couchait encore avec Willy ! C’est dégueulasse !

AHMED

Apparemment, toi non plus, tu n’as pas entendu le sortilège de la Tour…

CHLOE

Je n’entends peut-être rien mais je constate. J’ai bien vu vos langues pendues, dès qu’elle sort un de ses seins. Y compris la tienne.

AHMED

Tu es jalouse.

CHLOE

Non, je ne suis pas jalouse. Je protège mon père, c’est tout. Il se fait toujours embobiner par les femmes ! Tu n’as pas vu sa démarche de canard ? Ca, c’est son dernier coup, elle lui a cassé le sexe. Elle l’a circoncis de force. Un homme, c’est fragile, tu ne savais donc pas ?

AHMED (la retenant par un bras alors qu’elle s’apprête à s’élancer vers Nelly, il lui dit doucement)

Chloé, pourquoi tu ne m’as jamais dit que tu avais perdu ta mère ?

CHLOE (surprise, puis déterminée, sèche)

Parce qu’on ne souvient que de ce qu’on a perdu. Tu te trompes, maman, je ne l’ai perdue. Elle est juste morte, c’est différent.

AHMED

Chloé, calme-toi. Je t’en prie. La Tour a jeté un sort à ton père. Pour le rendre moins con. Il devait tomber amoureux de la première femme qu’il verrait lors de son entrée ici. Réjouis-toi, ça aurait pu être toi et, là, on serait vraiment dans la merde. Et hop, reparti pour un nouveau tour de tragédie grecque ! Si on arrêtait les dégâts ?

CHLOE

O toi, le grand connecté à la Tour, c’est censé durer combien de temps ce charme ?

AHMED

Je ne sais pas. Le temps qu’il en tombe réellement amoureux…

CHLOE (hurlant)

Stop ! Réveille-toi, Ahmed, tu deviens fou. Tu nages en plein délire. Les murs te parlent maintenant ? De quoi me parles-tu ? De magie ?

AHMED

Non, simplement de Deus ex machina…

CHLOE

Désolée, je n’ai plus mon Iphone pour déchiffrer ton charabia. Et c’est moi, je te préviens, qui vais faire un sort maintenant à cette Nelly de mes fesses !

Chloé se jette sur Nelly, sauvagement. Les deux femmes commencent à se battre comme des chiffonnières. Ahmed et Jean-François tentent de les démêler tant bien que mal.

CHLOE

Sale pute !

NELLY

Attention, j’ai un enfant dans le dos !

CHLOE

Ca ne marche pas avec moi. A d’autres ! Ne joue pas la victime avec moi. Crève la misère !

NELLY (à son tour, furieuse)

Espèce de gosse pourrie gâtée !

Ahmed réussit à prendre Suzie dans le dos de Nelly lancée dans la bataille. Il cherche Balthazar du regard pour le protéger. Jean-François essaie de s’interposer entre les deux femmes qu’il aime. Soudain il prend un coup perdu sur son sexe et hurle de douleur. Les deux femmes s’immobilisent.

CHLOE

Oh, Papa, pardon ! Ca va ?

JEAN-FRANCOIS

Cette fois, je crois que vous m’avez définitivement castré…

Ahmed aperçoit Balthazar qui se dirige vers la fenêtre où Willy se tient debout, dos tourné. Balthazar essaie de monter sur le rebord pour le rejoindre. Ahmed se précipite pour rattraper l’enfant.

AHMED

Balthie, attention !

Tous tournent leur regard vers la fenêtre et voient Willy sauter. Ahmed attrape Balthazar avant qu’il ne tombe à son tour. Tous s’immobilisent, glacés. Silence.

BALTHAZAR

En r’voir pa-pa !

NELLY (comme tombant des nues, bouleversée)

Ce sont ses premiers mots.

La porte d’entrée chute violemment. Entre le service d’ordre.

LE SERVICE D’ORDRE

Que plus personne ne bouge ! Vous êtes tous en état d’arrestation.