15 février 1943 | Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka

Publié le 15 février 2013 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

[ET QUOI ENCORE, MAX ALBERTOVITCH ?]

  Le 15 février, il y eut une alerte à l’infirmerie : les malades devaient se présenter au contrôle. La porte de la chambre donnait dans un couloir où se trouvaient quatre autres portes. Elles conduisaient à la remise de l’intendance, à la salle des soins, à la chambre de l’aide-médecin où était hospitalisé Raïevski, enfin à la salle d’opérations. Les malades faisaient la queue à la salle des soins. Nous avions tous peur. Un médecin inconnu se tenait dans une pièce voisine ; une file de malades attendait déjà devant la porte. Nous connaissions ces offensives du contrôle, l’auscultation qui durait une minute et l’ordre bref : « À renvoyer immédiatement ! » J’étais désespéré quand « Maxik », en blouse blanche, accourut dans notre salle, parcourut des yeux notre rangée de lits et dit en me montrant du doigt :
— À la visite !
  Les larmes me montèrent aux yeux. Pourquoi ne me laissait-on pas en paix ?
— Max Albertovitch ! suppliai-je en le regardant.
  Je voulais lui dire qu’une semaine de repos était insuffisante, que je ne tenais pas sur mes jambes. Mais, feignant de n’avoir rien entendu, il se détourna précipitamment et sortit. Avec amertume je pensai : « Tous des lâches ! des traîtres ! »
  Les malades sortaient un à un dans le couloir et je ne bougeais toujours pas. « Le plus tard sera le mieux, pensai-je, on m’oubliera peut-être. » Mais Karakhan, notre aide-médecin turkmène, me rappela sévèrement à l’ordre : « On vous a déjà dit de vous lever, Margolin ! »
  Le médecin inconnu, en présence du chef de la Section sanitaire, un libre qui comprenait fort peu de chose en médecine, m’ordonna de me déshabiller et commença à inscrire :
  Scorbut, profond épuisement, maladie de peau, hypertrophie du cœur, râles au sommet du poumon droit. Avez-vous eu une pleurésie ? Oui. Écrivez ! Sèche ou avec épanchement ? Écrivez : avec épanchement. Quoi ? Un ulcère. Très bien ! La vue ? Myopie, onze dioptries. Céphalées fréquentes ? Écrivez, écrivez tout ! Dystrophie, pellagre, furonculose… Et quoi encore, Max Albertovitch ?
  Je compris qu’à cet homme on pouvait se plaindre, et même qu’il fallait le faire. J’ouvris la bouche et j’épanchai mon âme. Je le fis avec une telle abondance de détails que même une pierre aurait été émue. J’avais la certitude qu’on ne me chasserait pas de l’infirmerie, du moins, pas aujourd’hui.
  Je rentrai et je m’étendis sur mon lit de camp. La pensée que mon sort se décidait en ce moment était loin de moi. Peu à peu, je me laissai envahir par le sommeil. Je m’endormis travailleur de la « troisième catégorie » (travail léger) et je me réveillai « invalide au deuxième degré ».

Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka, Le Bruit du temps, 2010, pp. 580-581. Traduction du russe par Nina Berberova et Mina Journot, révisée et complétée par Luba Jurgenson. Nouvelle édition établie et présentée par Luba Jurgenson.

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NOTE d’AP: Ze-Ka (Zek) est une abréviation pratiquée par l’administration des camps, écrite sous la forme z/k. Initialement, « zakliotchonny kanaloarmeets », c’est-à-dire « détenu-combattant du canal ». Ce terme, apparu au début des années 1930 sur le canal mer Blanche-Baltique, l’un des grands chantiers du Goulag, a désigné par la suite tout détenu des camps.



JULIUS MARGOLIN


■ Voir aussi ▼

→ (sur le site des éditions Le Bruit du temps) une fiche biographique sur Julius Margolin
→ (sur le site des éditions Le Bruit du temps) une page sur Voyage au pays des Ze-Ka de Julius Margolin




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