Magazine Journal intime

Feuilleton : Ordre et discipline, 3

Publié le 10 avril 2008 par Ali Devine

Si ce n'est déjà fait, lisez d'abord ceci puis ceci.

Le jeudi soir, les enseignants se séparèrent très perplexes. Le lendemain vendredi, beaucoup ne travaillaient pas, ou ne travaillaient qu'une demi-journée. C'est donc le lundi à midi qu'une réunion se tint. L'angoisse et la colère avaient été involontairement ravivées par le principal qui avait affiché en salle des profs un compte-rendu assez détaillé de l'agression de Mme Soler. La discussion fit ressortir clairement deux points :

   -nous n'avions pas grand chose à attendre de notre direction, qui estimait avoir fait tout son devoir en expulsant Josué de nos locaux, en signalant les faits aux instances académiques et en convoquant un second conseil de discipline. Le principal semblait vouloir minimiser l'incident, pour ne pas affoler les parents, et peut-être aussi pour des raisons moins honorables tenant à sa carrière (la hiérarchie et, de plus en plus, la presse, considèrent qu'un établissement où l'on ne punit pas est un établissement tranquille, donc bien géré).

   -les conditions qui avaient rendu possible l'attaque d'un professeur par un élève dans sa propre salle de cours étant toujours réunies, la répétition d'un pareil épisode nous paraissait non seulement possible, mais assez plausible : parmi les camarades de Josué, certains exaltaient carrément son geste fou, et des versions de plus en plus fantaisistes de l'évènement circulaient dans la cour de récréation. Les imaginations chauffaient et nous avions le sentiment que, une digue ayant sauté, un déferlement de mauvais coups nous arrivait en plein. Il était nécessaire de marquer un coup d'arrêt.

A la quasi-unanimité, les professeurs présents décidèrent de cesser le travail le lendemain après-midi, et de consacrer ces quelques heures à un bilan des violences commises récemment -et éventuellement, à la recherche de quelques solutions. L'information fut dictée à nos élèves dès la reprise des cours, à 13 h 30. Mes élèves de cinquième eurent l'intelligence de ne manifester aucune joie en apprenant qu'ils bénéficieraient d'une demi-journée de liberté, parce qu'ils avaient compris les motifs de cette décision.

Dès 15 h 30, mes collègues et moi-même trouvions dans nos casiers un mot du principal nous avisant que notre décision était illégale et que les cours devraient être assurés le lendemain. Les obstinés seraient considérés comme grévistes (et à ce titre, se verraient retirer un jour de salaire). M. Navarre nous proposait tout de même, une quinzaine de jours plus tard, dans la semaine précédant les vacances, une demi-journée banalisée pour réfléchir à la redéfinition de notre projet d'établissement.

Ce mot nous a tous consternés. L'impression était que notre direction cherchait à étouffer l'affaire, qu'elle nous traitait comme une bande de gamins indisciplinés et qu'elle n'avait en fait aucune idée de la réalité des problèmes que nous rencontrions tous les jours. Nous nous retrouvions divisés dans une circonstance où nous aurions au contraire dû manifester une unité sans faille. Et on ne pouvait plus faire autrement que d'aller à l'épreuve de force.

Et le lendemain, à 13 h 30, on vit à Félix-Djerzinski une scène vraiment étrange : une soixantaine d'adultes (soit les 3/4 du corps enseignant, auquel était venu se joindre deux des trois CPE, plusieurs surveillants, la concierge, etc), rassemblés dans l'exiguïté de la salle des profs, attendaient que leur chef vienne leur dire quelques mots ou qu'au moins, il montre d'une façon ou d'une autre sa bonne volonté à leur égard. Ce signe ne vint pas. Les pions allèrent à la grille et constatèrent qu'une quinzaine d'élèves seulement, sur 600 externes, s'étaient présentés ; on les renvoya chez eux, on libéra les demi-pensionnaires, et la porte fut refermée. Je pensais à M. Navarre, seul dans son bureau du deuxième étage, tandis qu'au rez-de-chaussée nous étions unanimes à blâmer son attitude. J'étais tenté de le plaindre ; mais, comme dit le proverbe, "qui creuse un trou tombe dedans".


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