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Hatun-Machay : escalade et cactus San-Pedro
Publié le 01 octobre 2011 par JacquesroadLoco-Jaco sous San-Pedro
(Les photos où je figure sont de Leen Roels ou de Tomas Van de Wiel )
Mercredi 28 septembre, Lena, Tomas et moi partons dans la Cordillera Negra. Nous passons trois jours dans le Refugio de Hatun-Machay. C'est une maisonette en pierre, totalement isolée, perdue au beau milieu des montagnes. Elle a été construite, il y a quatre ans, par Andreas, un escaladeur argentin. Elle héberge des grimpeurs du monde entier, qui viennent s'entrainer ici. L'endroit est un vrai paradis de l'escalade. Les possibilités sont immenses : blocs, falaises, dalles, failles, devers... Andreas a déjà équipé 400 voies dans le secteur et il projète d'en ouvrir cinq fois plus dans les années à venir. Non loin du refuge, plusieurs " forêts de pierres " émergent des vallées d'altitude. Ce sont de véritables labyrinthes de roche, formées de concrétions volcaniques, érodées par la pluie et le vent. Lors de ma première promenade, je me perds complètement dans l'une d'elle et mets une heure à retrouver le chemin de la sortie.
A notre arrivée, nous sommes les seuls hôtes du chalet. Trois jeunes moniteurs d'escalade vivent actuellement sur place. Il y a deux Péruviens : Jack et Jorge, un Américain du Colorado : Brian. Ils sont très " buenas ondas ". Leurs vies, complétement détachées des biens matériels, sont uniquement focalisées sur leur passion pour l'escalade. Ils donnent des cours le temps d'avoir juste assez d'argent pour aller grimper ailleurs, arpentant ainsi la Cordillère des Andes du nord au sud, au rythme des saisons. Lena, Tomas et moi faisons quelques voies avec eux et, le soir, ils nous font un petit concert improvisé au coin du feu. C'est un vrai bonheur de reprendre l'escalade, surtout ici, car la lave offre des prises étonnantes et variées. Le jour suivant, une dizaine d'autres escaladeurs de toutes nationalités débarquent : Français, Canadiens, Espagnols, Allemands, Israéliens, Libanais, Coréens... tous unis par le même plaisir de la grimpe.
Le paysage des environs est surprenant. C'est sans doute l'un des plus beaux endroits que j'ai vu depuis le début de mon voyage et certainement le plus mystique. Il se donne à voir comme un souvenir d'Eden perdu, comme une reminescence impromptue dans la réalité, d'une partie de notre mémoire universelle. On devine la Terre à sa création, quand seul l'inerte était en mouvement. Chaque rocher évoque la forme d'un être vivant. Et les " forêts de pierres " ressemblent à des hordes primitives, pétrifiées dans leur marche d'évolution. Sous ces rochers, il y a aussi des cavernes, dont certaines sont décorées de peintures rupestres, qui datent de 8000 ans avant notre ère ! Pourtant, personne ne semble s'y intéresser, il y a tant d'autres sites archéologiques au Pérou. Alors, seul au monde, on est libre d'imaginer les tribus de ces premiers hommes, arrivant pour chasser et décidant finalement de s'installer ici, tellement subjugués par la magie des lieux. Et, autour des cavernes, il n'est pas rare de trouver quelques fragments d'un objet préhistorique, prêt à rendre tangible n'importe quel rêve...
Hatun-Machay est de toute évidence le lieu idéal pour s'initier au San-Pedro. C'est un cactus halucinogène, utilisé depuis la nuit des temps par les différents peuples qui se sont succédés dans cette partie de l'Amérique du Sud. Sa consommation ne provoque aucune addiction mais est interdite en France. Au Pérou, son usage est courant et tout à fait légal. Le seul impératif est de prendre le San Pedro dans un endroit naturel et beau, avec des personnes qu'on ressent bien et à un moment où on se sent bien avec soi-même. Toutes ces conditions étant réunies ici, Lena, Tomas et moi décidons de nous jeter à l'eau. Après une journée de jeûn, un matin au réveil, nous buvons le jus de la plante sacrée. Tomas et moi avons une préparation dont on est sûr de la provenance. Mais nous n'avons que deux doses et Lena, jusqu'au dernier moment dubitative, boit finalement le jus d'une poudre à l'origine incertaine, achetée à un herboriste du marché de Cuzco. La solution est répugnante à absorber : la texture est gélatineuse, la couleur verdâtre et le goût amer est infect. Face au lever du soleil, pour abréger le supplice, nous descendons nos tasses d'un trait. Nous partons ensuite en direction de la " forêt de pierres " la plus proche, située à une quinzaine de minutes de marche du refuge. A peine arrivé, je commence à avoir mal au ventre. Je sens un poids de plus en plus lourd sur mon foie et je commence à vraiment ne pas me sentir très bien. Je ressens le besoin de m'isoler et demande à Lena et Tomas de me laisser seul. Je m'allonge sur le sol. Je me sens fiévreux, je respire avec difficulté, mon rythme cardiaque s'accélère et mon estomac bouillonne. Au bout d'un quart d'heure, j'ai l'impression que le mal s'estompe, alors je me relève. Mais je suis tout de suite pris de vomissements. Je ne m'inquiète pas car j'ai été prévenu qu'il est normal d'en passer par là. Mon estomac se vide d'un coup de tous ses malheurs et je me sens soudainement parfaitement soulagé de toutes mes douleurs. Pour m'en assurer définitivement, je fais quelques pas.
Autour de moi, il y a plein de petites choses qui scintillent. Je comprends que ce sont les petites particules de quartz qu'on trouve habituelement à la surface des roches. Mais celles-ci brillent comme mille étoiles ! Toutes les couleurs aussi m'apparaissent soudainement plus profondes, plus riches, plus intenses, plus tangibles. Je vais m'installer un peu plus loin, au creux d'un rocher qui me semble sympathique. Le desert de pierre dans lequel je suis est normalement silencieux, mais j'entends maintenant tous les bruits de cette nature discrète. Je suis surpris par le froissement de l'air provoqué par les ailes d'un oiseau passant à une cinquantaine de mètres de là ou par le bruissement d'un insecte qui cherche sa route entre les brindilles. Le vol d'une mouche près de moi fait maintenant autant de bruit qu'un avion de chasse ! Au loin sur la montagne, je distingue une brebis blanche isolée. Sa silhouette se découpe parfaitement et je la vois aussi précisément que si elle était à deux pas. Tous les détails auxquels on ne prête jamais attention deviennent hypers présents, comme si je regardais le monde au travers d'une loupe grossissante. J'ai l'impression que c'est la première fois de ma vie que je vois et j'entends l'univers qui m'entoure. En fait, tous mes sens se trouvent soudainement décuplés. Le spectacle est magnifique et je ressens un profond bonheur à admirer la beauté de la nature, tel un aveugle qui retrouverai la vue.
Après un certain temps, dont j'ai perdu la notion, je me lève pour aller rejoindre mes compagnons. Le paysage est vibrant, coloré, brillant. Les montagnes ondulent. Chaque rocher se découpe avec une précision incroyable sur l'arrière-plan, à la manière d'un décor de théatre. Je retrouve Lena et Tomas, installés sur un promontoire, qui jouit d'une vue incroyable sur les vallées environnantes. Quand je vois Tomas, nous tombons dans les bras l'un de l'autre : " How do you feel ? Is it working for you ? " Nous nous comprenons au premier regard : " Do you see what I see ? It's amazing ! " Tomas et moi essayons de mettre des mots sur ce que nous voyons. Lena, pour sa part, ne ressent rien. Elle n'a pas vomi et a juste mal au ventre. Le San-Pedro qu'elle a pris, différent du notre, est apparement de mauvaise qualité et sans effets. Le ciel, venteux et rempli de petits cumulus, alterne les éclaircies. Les nuages défilent à grande vitesse et cela modifie sans cesse les couleurs du paysage, comme dans un caléïdoscope. Tomas me dit : " Regarde ces nuages, on voit tous les cristaux de glace à l'intérieur. Et là, ces lignes, ces structures dans le ciel, c'est tout le plan de l'univers. Vois ce rocher, je comprends comment est construit sa matière à l'intérieur. " Je réponds : " Oui, tout n'est que vibrations dans ce monde, il n'y a pas de frontières entre l'inerte et l'animé. " Nous ressentons à quel point l'homme fait partie d'un tout, sans limites, entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, en plein harmonie avec le cosmos. Sur le rocher où nous sommes posés, je vois des dessins figurants des inscriptions sacrées : " Cette pierre, je suis sûre que c'était un calendrier pour les peuples qui vivaient ici à la préhistoire. Regarde, tu vois, là ? " Tomas comprend mais Lena ne voit rien. Elle nous regarde en souriant. Je plonge alors dans une mousse et me perds, un temps infini, dans cette forêt miniature. Je répète : " Que c'est beau ! Que c'est beau ! " Tomas et moi ne vivons plus que dans l'instant présent, avec la vue acérée et innocente que possède notre part d'animalité. A un moment, j'ai faim. Je mange une pomme et quelques fruits secs : un délice ! " J'ai rarement mangé des fruits si bons ! " Nous éclatons de rire. Puis, je suis allongé sur un rocher, je le sens respirer. Je sens la chaleur de ce corps et je caresse longuement cette peau grise et douce. J'ai l'impression d'être sur le dos d'une immense baleine en mouvement. Je ressens toute la vie qui anime cette roche et l'amour qu'elle dégage. C'est bon et je finis par littéralement tombé amoureux de cette dalle. C'est un instant d'éternité qui dure certainement plusieures heures. Jusqu'au début de l'après midi, nous restons ainsi, sans trop parler, en pleine contemplation, en pleine béatitude, devant tant de beauté, en pleine harmonie avec cette nature, dont nous sommes les fruits. Comme une simple écume de la vague.
Puis les effets du San-Pedro se font plus doux, moins visuels. Je me relève. Je me sens rechargé en énergie, profondément bien, dans mon corps et dans l'univers qui m'entoure. Seuls les quartz continuent à briller toujours aussi vivement. J'en ramasse un. Je l'examine. Il me semble pur comme un diamant. J'en trouve un deuxième. Et puis, au bout d'un moment, nous nous retrouvons tous les trois à quatre pattes, en train de chercher de minuscules morceaux de quartz. Comme des enfants, on cherche celui qui sera le plus transparent et le plus gros : " Regarde celui là comme il est beau ! " Et cela dure des heures sans que nous nous lassions un seul instant. Nous finissons par en avoir des centaines. Nous vivons dans un éternel présent, en pleine naïveté, sans perspectives, sans désirs, sans comptes et sans calculs... En fin d'après-midi, Lena nous signale qu'il est déjà 17h00. Voilà dix heures que nous sommes en extase au même endroit, on aurait dit dix minutes ! La mescaline du San-Pedro s'est presque dissipée et la réalité nous ratrappe. Nous souhaitons rentrer le soir même à Huaraz et reprenons mollement, non sans une certaine nostalgie, le chemin du refuge.
De retour à Huaraz, mes sens sont toujours à fleur de peau. Je suis encore très sensible aux bruits et aux lumières. La ville m'agresse. A peine arrivé à l'auberge, je vais me coucher. Je souhaite garder encore un peu l'énergie du San Pedro, qui sait dans mes rêves, et éviter que la réalité n'abîme trop vite ses bienfaits. Le lendemain, tous les effets ont disparus et je ne ressents aucun désagrément secondaire. Je me sens même parfaitement bien, reposé, porté par un nouveau bien-être. Je retiens seulement de la veille une expérience extraordinaire, presque d'odre mystique, mais encore difficile à définir.