Dans un lieu improbable comme Paris en recèle encore quelques uns, c'est-à-dire boulevard Raspail, en plein cœur de la ville, dans un immeuble immense niché au fond d'une cour, se tient un musée temporaire géré par "une bande de jeunes" : The Museum of Everything. Il est en réalité dirigé par l'ancien patron du Palais de Tokyo, mais mon propos n'est pas tant de parler de ce lieu que du premier artiste qui y est exposé : Henri Darger.
Dès le début, on entre de plein pied dans la vie tourmentée de cet homme, né en 1892 (mort en 1973) : orphelin de mère à l'âge de 4 ans, il a été d'abord élevé par son père puis, celui-ci étant tombé malade, il est pris en charge par l'institution catholique dans laquelle ce dernier travaillait. C'est là que sa vie a basculé. Non seulement l'éducation y était d'une extrême sévérité mais, en plus, les enfants étaient maltraités : la nuit, certains étaient emmenés par les adultes pour être habillés en filles et soumis à toutes sortes de sévices. Henry Darger n'était pas une victime parmi les autres : souffrant vraisemblablement du syndrome de Gilles de la Tourette (par définition, un tic facial ou comportemental très grave) il faisait la risée de ses petits camarades car son "truc" à lui était de se masturber en public. Incontrôlable et irrépressible. On imagine la scène... et ses conséquences, à l'aube encore mal éclairée du XXe siècle. Interné dans un hôpital psychiatrique réputé pour la sévérité des traitements infligés aux malades, il tente de s'en évader deux fois. En vain. La troisième fois, il parvient à rallier Chicago et va s'abriter auprès auprès de sa marraine. Elle va l'aider à trouver un travail de portier dans... un hôpital catholique, où il restera jusqu'en 1963.
L’œuvre de Darger est immense. Elle a été découverte après son décès par les propriétaire de l'appartement qu'il occupait à Chicago, le même depuis 1930. Sachant qu'il aimait à collectionner les vieux jouets, les magazines et bandes dessinées, les pelotes de ficelles et autres "acries"comme dirait ma grand-mère, on imagine ce que devait être cet endroit. Outre son autobiographie, qui comporte (tout de même) plus de 5 000 pages, il y a 15 143 pages qui racontent "l'histoire des Vivian Girls dans ce qui est connu sous le nom de Royaume de l'Irréel, dans la terrible guerre entre les "Angéliques" et les "Hormonaux" causée par la rébellion des esclaves-enfants". Trois cents compositions picturales accompagnent ce texte, jamais traduit en français et même, je crois, jamais publié dans son entier aux États-Unis.
Le Museum of Everything propose au public quelques unes de ces compositions, un assemblage de feuilles sur lesquelles se déroulent, comme en bande dessinée, les aventures des sept Vivian Girls. L'univers est onirique et suscite immédiatement un vague malaise. Sont-ce les créatures extraordinaires, dotées de queues de serpent et de cornes enroulées telles des béliers ? Ou plutôt le sort horrible réservé à ces fillettes, dont on ne voit finalement que très peu de choses mais que l'on imagine, à observer leur regard vide sans pupilles ni prunelles et leur sourire figé, qu'elles savent ce qu'est l'horreur. On envie alors la légèreté des papillons aux ailes chamarrées, posés à côté d'elles. Qui n'a jamais rêvé d'être aussi libre qu'un papillon qui peut s'envoler à son gré lorsque le monde ne lui plait plus. Il y a ces jolies robes, ces petites filles sages et tristes, immobiles. Être le plus sage possible, ne rien dire, ne rien regarder pour tenter de se faire oublier et d'échapper à un sort qui, inexorablement, sera celui que l'on redoute tant. Être gentille, très gentille, la plus gentille possible pour amadouer le bourreau qui, hélas, se venge toujours de cette exemplarité et le châtiment est encore plus dur. Certaines des fillettes plaquent sur leur pauvre visage une joie factice, jouent la comédie du bonheur. Elles courent, rient et jouent au long des tableaux pour faire comme si tout allait bien, pour donner le change à elles-mêmes encore plus qu'à autrui parce que sinon, leur vie leur serait insupportable. Elles auraient envie de mourir. Cette joie froide cède aussi la place au rêve, moment à part où plus rien de peut les atteindre. L'imagination est le refuge de ceux qui souffrent trop. Alors il y a des chats, des fleurs, des arbres, des maisons, tout ce qui fait partie du quotidien et devrait être rassurant. Ça ne l'est pas... La tempête qui sévit dans le fond des tableaux n'invite pas à la sérénité.
La particularité de certains enfants est d'être des filles avec de petits sexes de garçon, témoins d'un mélange de genres que l'on devine issu des expériences difficiles de l'auteur dans ses jeunes années. Les couleurs pastels sont souvent un peu fades, mais les rouges violents, les jaunes crus viennent pas accès rehausser l'ensemble. C'est magnifique. Dérangeant mais magnifique.
Je m'aperçois que je pourrais écrire des pages sur cet artistes, dont je n'ai brossé qu'un portrait succinct et parcellaire. J'ai récupéré sur le net une reproduction : regardez la fillette en bas à droite, son visage exprime mieux que tous mes mots cette douleur dont je vous parle.
Et allez voir (vite) l'expo (qui finit fin mars) car le bâtiment va être récupéré par son nouveau propriétaire et transformé en... centre commercial. Comme dans les vrais cauchemars !