Éditions de Corlevour, 2013.
Lecture d’Angèle Paoli
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RÉSISTANCES
« IMAGINEZ UN PAYS où la poésie serait importante parce que les poèmes y serviraient à gérer la vie quotidienne. Ce ne serait pas un grand et plat pays que personne ne voudrait visiter ; ce serait une petite île regorgeant de beaux paysages mais manquant de ressources naturelles. Les insulaires éprouveraient à chaque instant qu’ils ne sont pas maîtres de leur destin : le langage qu’ils parlent ne leur appartient pas en propre, c’est celui de la littérature. En même temps, leur perception de leur propre culture est excessivement confuse, car parasitée par des siècles de luttes intérieures… »
Ainsi s’ouvre « La Résistance à la Poésie », premier chapitre qui donne son titre à l’essai de critique poétique de James Longenbach, Résistance à la poésie, traduit de l’anglais (États-Unis) par Claire Vajou.
En lisant cette ouverture, j’ai pensé que l’auteur de cet ouvrage donnait à lire une description de la Corse. Sentiment aussitôt démenti par la question qui clôt ce paragraphe introductif : « Ce pays serait-il l’Irlande ? » Le rêve, un instant caressé, qu’un critique américain puisse s’intéresser à l’île méditerranéenne, s’éloigne. Pourtant un doute persiste, que fait planer l’usage du conditionnel. L’Irlande, la Corse ? En dépit de leur éloignement géographique, la Corse et l’Irlande ont de nombreux points communs, mais la Méditerranéenne ne peut s’enorgueillir — si je me fie à mes modestes connaissances — d’avoir compté parmi ses célébrités un homme politique qui aurait été aussi poète, autrement que dans l’âme. Ce qui est en revanche le cas de l’Irlande.
Cette petite digression, amorcée par Longenbach dans le curieux incipit de Résistance à la poésie, est à corréler avec le nom du premier poète que cite le critique américain : William Butler Yeats, à la fois poète et sénateur de l’État Irlandais. Un cas semble-t-il assez rare dans l’histoire de la poésie et de la politique. Car la poésie évolue le plus souvent à la marge des préoccupations de la Cité. Selon le critique américain, en effet, l’essence même de la poésie réside dans sa marginalité. C’est de cette marginalité qu’elle tire son pouvoir. C’est dans sa capacité à résister qu’elle puise sa force. La préoccupation première de la poésie est de détourner, par le langage, la langue ordinaire. La poésie tire sa puissance de « son potentiel d’incohérence » et de sa « non fiabilité ».
Résistance à la poésie ? Amphibologique, le titre est ambigu. Résistance des lecteurs face à la poésie ? Oui, assurément. Résistance de la poésie à elle-même ? C’est aussi de ce champ de « résistance » qu’il est question dans l’essai de James Longenbach. Inhérente à la poésie, la résistance est cette tension interne qui fait que la poésie est à elle-même son propre ennemi. Dès lors, défendre la poésie, n’est-ce pas refuser « de reconnaître que l’ennemi est à l’intérieur » de la place ? Paradoxalement, les mécanismes de cette résistance sont à la source même de notre plaisir.
Ainsi, vouloir à tout prix que s’accroisse l’audience de la poésie est souvent contraire à l’essence même de la poésie. Essence caractérisée par « son étrangeté, sa propension à déjouer ses propres attentes, sa liberté d’explorer de nouvelles (ou d’anciennes) voies langagières ». Pour certains poètes et critiques, la poésie passe nécessairement par le « retrait », voire par le « secret ». Le cas le plus complexe est sans doute celui d’Emily Dickinson. Pour d’autres, au contraire, la poésie « fait partie de notre vie sociale commune », au même titre que le football, les romans ou le pokemon. Mais c’est se tromper sur les fonctions que remplit la poésie et il serait peut-être plus opportun « de s’interroger sur la pertinence des poèmes » eux-mêmes. La poésie se heurte donc à cette double postulation qui met sur le même balancier deux directions opposites : la nécessité vitale de communiquer et la nécessité encore plus vitale de ne pas être mise à nu.
Cette antinomie, au demeurant, est fort ancienne : à la grande poésie épique illustrée par Homère, le poète grec Callimaque (IIIe siècle avant J.-C.) préférait de beaucoup la composition de petits poèmes d’amour.
À la notoriété acquise par une grande œuvre ambitieuse répond le choix d’une ambition culturelle de moindre envergure.
« La poésie n’attend de nous aucune justification ; les poèmes nous demandent d’exister », conclut Longenbach au terme de son premier chapitre.
Essai de critique poétique, Résistance à la poésie soulève en neuf chapitres, neuf « petites épées », les problématiques fondamentales de la poésie moderniste américaine (1890 ~ 1950). S’appuyant sur un important corpus de textes ainsi que sur l’étude comparative de certains poèmes, Longenbach interroge de manière incisive la relation étroite qu’entretiennent entre elles les multiples composantes de la poésie — lignes, vers, syntaxe, enjambements et disjonctions, accent tonique, sonorités et rythmes. Et s’arrête sur les différents effets obtenus. Plus avant dans son ouvrage, l’auteur examine la question des voix de la poésie et la question du jeu des voix entre elles ; ou encore la façon dont s’effectue, par le glissement des images, le passage imperceptible d’un état psychique à un autre, comment une réalité en amène une nouvelle, à la fois distincte et indissociable, créant un « espace potentiel » où vivre à partir du langage. De sorte qu’il devient difficile de distinguer expérience vécue et expérience enfuie ou rêvée. Longenbach s’arrête longuement sur toutes les formes de tensions qui traversent le travail poétique, qui animent et structurent le texte, lui conférant sa dimension de poème.
C’est ainsi que dans le second chapitre, intitulé « Fin du vers », l’essayiste se penche sur la portée de l’enjambement. Au vers long d’Ezra Pound, qui privilégie une ponctuation forte coïncidant avec une tournure syntaxique régulière, Longenbach oppose le vers très bref de William Carlos Williams. Peu soucieux de régularité syntaxique, l’auteur de Spring and all (1923) multiplie les enjambements. Cette pratique, conforme à la visée prosaïque du vers de W.C.W., permet de déplacer l’accent tonique et de reporter la tension et l’emphase sur le vers suivant. « Pourquoi va-t-on à la ligne en poésie ? », interroge Longenbach. Pour W.C.W., l’enjambement empêche le lecteur de se précipiter dans la recherche réconfortante d’une satisfaction syntaxique. Pound, au contraire, pour qui le « motif rythmique interne » du vers prime sur le « mouvement général du poème », s’accommode parfaitement de « la qualité statique des vers à pause finale ». À la stabilité rassurante de la « pause finale impitoyable », telle que pratiquée par Pound, Williams oppose le « passage à la ligne contrapuntique ». Par ce procédé « nerveux et aléatoire », délibérément anti-littéraire et prosaïque (très « working class »), Williams bouscule le sens et accélère la lecture.
C’est chez la poète Marianne Moore que Williams a appris la manière d’utiliser le passage à la ligne pour créer un autre schéma accentuel. Afin d’étayer son propos, Longenbach compare deux versions du poème « The Fish ». Dans la première version (1918), Marianne Moore développe une versification syllabique (4/8/7/8 syllabes), dissémine les rimes à l’intérieur des vers et pratique deux formes d’enjambements (pause finale et enjambement aléatoire) ; dans la seconde version (1919), la poète remodèle l’organisation syllabique de son poème en revenant à la pratique de la rime à sa place conventionnelle ; la strophe est passée du quatrain au sixain à vers variable (une syllabe, trois, huit, une, six, huit syllabes) ; ce qui modifie également la nature des enjambements. Les effets visuels et sonores obtenus sont radicalement différents d’une version à l’autre.
D’autres objets viennent compléter cette analyse – notamment le rôle de la répétition dans le poème de Franck Bidart, « The second Hour of the Night ». Autant de réflexions qui ouvrent des perspectives et permettent aux lecteurs (et peut-être aux poètes eux-mêmes) de « prendre conscience des implications des choix formels que font les poètes à chaque fois qu’ils risquent une ligne sur le papier ».
Les analyses du chapitre III, « Formes et disjonctions », sont de même nature et prolongent les remarques amorcées dans le chapitre précédent.
« La disjonction a toujours été un signe distinctif de la poésie », affirme Longenbach, qui, pour appuyer son propos, cite les quatre vers d’un des plus anciens poèmes lyriques de langue anglaise, « Western wind » (anonyme, XVIe siècle) :
Western wind, when will thou blow,
The small rain down can rain?
Christ, if my love were in my arms
And I in my bed again! *
Associée au modernisme, la disjonction permet le saut d’un plan à un autre, du sémantique au discursif ou au figuratif. Yeats, Rimbaud, Eliot, Pound sont du côté des modernistes. Chacun d’eux pratique différents types de disjonction dont les effets varient avec les formes. Ainsi, par exemple, Eliot, dans The Waste Land (First Sermon), déstabilise le lecteur en introduisant des voix difficiles à identifier, en brouillant les pistes spatio-temporelles, en jouant de ruptures logiques et en multipliant les effets inquiétants. À partir de cette étude, Longenbach distingue deux grands types de disjonction : la manière d’Eliot, dite humide (dramatique), la manière sèche de Pound. Du côté d’Eliot, la poète Jorie Graham (née en 1950) dont le long poème Le Manteau de Pascal trouble le lecteur par sa syntaxe compacte, privée de liaisons, et par la charge d’angoisse qui passe par la voix d’un locuteur difficilement identifiable.
Tout à l’opposé, du côté de la manière sèche, Rosemary Waldrop rejette toute dimension incantatoire de la poésie, toute intrusion du sentiment dans l’écriture poétique. Il s’agit pour la poète de tenir à distance les « schémas discursifs normatifs ». De ne céder sous aucun prétexte à la facilité ou aux séductions du style et aux pièges du « plaisir lyrique ».
Quant à John Ashbury, naviguant d’une manière à l’autre, il combine les différents procédés à l’intérieur d’un même poème, introduisant des juxtapositions d’images inattendues, dérangeantes, ainsi que de singulières associations d’idées. Le déploiement disjonctif d’images contribue, tout comme le refus de l’ordre narratif logique, à provoquer l’étonnement. Derrière la pratique de « l’imprévisible » disjonction se dit le désir du poète que « quelque chose vienne interrompre la sempiternelle continuité de notre existence ».
Dans « L’Histoire et la chanson » (chapitre IV), Longenbach, à partir de deux exemples empruntés au poète Charles Bernstein, analyse ce qui fait la véritable vie d’un poème. Ayant dissocié la question de la sonorité de celle du sens, le critique avance l’idée que la qualité d’un poème se noue dans l’entre-deux, jouant à la fois sur le soutien que peut apporter, à un poème dont le sens échappe en partie, la « séduction physique de la sonorité », ou au contraire sur la résistance sémantique du langage. Bernstein va même jusqu’à affirmer que « si nous sommes sensibles à l’effet tactile du langage », c’est parce que « son sens, lui, nous résiste ». « La résistance mutuelle du sens et de son » ne peut être que valorisante pour le poème. Ainsi, les poèmes de la dernière période de George Oppen mettent-ils l’accent sur « l’indissociabilité de l’histoire et de la chanson, de la sincérité » — « le langage comme enregistrement de l’action et de l’existence » — et de l’objectivation — « le langage en tant qu’objet » —, « du plaisir naturel et de la forme expérimentale ».
La véritable réussite de la poésie se vit « lorsque nous sommes à la fois entraînés vers l’avant par son pouvoir incantatoire, et ramenés vers l’arrière, vers ce qui résiste à notre intelligence ».
D’autres formes de tensions existent au sein de la poésie. Qu’il faut travailler et maintenir. Celles de l’alternative, par exemple, ou de l’implicite. L’omission est nécessaire, écrit Longenbach ; elle est même indispensable. Sans omission en effet, pas de résistance possible. Or, entrer dans l’espace du langage, c’est déjà le mettre à distance et lui donner la possibilité d’agir par surprise. Ménager l’étonnement et susciter l’émerveillement passent nécessairement par la reconnaissance que la poésie n’est pas du côté du savoir. Elle a besoin pour pouvoir exister de « mécanismes d’auto-résistance » qui lui sont des vecteurs sûrs, appropriés. « Sa syntaxe, sa forme versifiée, son langage figuré, ses disjonctions, sa voix particulière ». « Sans ces mécanismes », écrit Longenbach, « les poèmes seraient de simples véhicules de connaissances, des analyses qui risqueraient de pulvériser tout ce que le réel a de merveilleux et d’étonnant. Ils seraient utiles un temps, puis perdraient tout leur intérêt ». De sorte qu’ébranlés dans leurs certitudes, le lecteur comme le poète se trouvent confrontés à leurs propres résistances. Paradoxalement, c’est lorsque sont « fortes et vigoureuses » les résistances du poème à lui-même que notre propre résistance au poème finit par céder.
Ainsi la force de la poésie réside-t-elle davantage dans « la composition de l’émerveillement » que dans l’émerveillement lui-même ; dans « les étapes de cette composition » plutôt que dans la « composition achevée ». Dans l’existence du poème en tant que « langage en mouvement » davantage que dans « le sens en tant que tel ».
I was young here. Riding
the subway with my small book
as though to defend myself against
this same world:
you are not alone,
the poem said, in the dark tunnel.
J’étais jeune alors. Voyageant
en métro avec mon petit livre
comme pour me défendre
contre ce même monde :
tu n’es pas seule,
disait le poème,
dans le sombre tunnel.
(Louise Glück, extrait d’« October ».
Traduction de Claire Vajou)
Et l’étonnant, « ce qui m’émerveille », écrit John Keats, « est qu’on en lise autant ». The marvel is to me what people read so much of it.
Angèle Paoli
D.R. Texte Angèle Paoli
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* Vent d’Ouest, quand souffleras-tu,
Que tombe la petite pluie ?
Christ ! Avoir mon amour dans les bras
Et mon lit d’autrefois !
■ Voir aussi ▼
→ (sur le site des éditions de Corlevour) la fiche consacrée à cet ouvrage
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