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3 mars 1913 | Naissance de Roger Caillois

Publié le 03 mars 2013 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Il y a cent ans, le 3 mars 1913, naissait à Reims Roger Caillois.

Normalien de formation, agrégé de grammaire, professeur au lycée de Beauvais, Roger Caillois fait d’abord partie du groupe surréaliste (1932-1935) avant de fonder, avec Michel Leiris et Georges Bataille, le Collège de Sociologie. La même année (1938), Roger Caillois inaugure son œuvre d’anthropologue avec la publication de son premier ouvrage, Le Mythe et l’Homme, essai dans lequel, tout en prolongeant les recherches de l’école française de sociologie — Marcel Mauss et Georges Dumézil, notamment —, Caillois introduit une nouvelle façon de concevoir la « production culturelle » en déplaçant sa vision humaniste vers de nouveaux « objets de fascination » au sein du monde végétal, animal et minéral. L’année suivante, Caillois publie L’Homme et le sacré, une lecture du monde et des activités humaines qui prend assise sur une dialectique profane/sacré.

En 1941, Roger Caillois, nommé haut fonctionnaire à l’Unesco, fonde l’Institut français d’études supérieures de Buenos Aires. Il publie Puissance du roman, puis, en 1945, Impostures de la poésie. Et, en 1948, un essai d’esthétique du langage, Babel : une « étude des principaux problèmes posés par la littérature » (« la littérature dans la société, la littérature devant la morale, la littérature et le langage »). En 1953, il crée la revue Diogène et, l’année suivante, l’année même où Roland Barthes publie son Michelet, il consacre à Saint-John Perse un essai poétique (Poétique de Saint-John Perse), qui ouvre le chemin d’une « nouvelle critique », qui prend ses distances tout autant avec la critique traditionnelle « à la Lanson » qu’avec les approches exégétiques du texte.

Peu avant sa mort (le 21 décembre 1978), Roger Caillois publie Le Fleuve Alphée, une « sereine exaltation » sur le destin exceptionnel d’un fleuve, qui constitue d’une certaine manière un « testament intellectuel » qui boucle (selon ses mots) une « longue parenthèse ».

Dans cet ouvrage, je désigne paradoxalement par le mot parenthèse la presque totalité de ma vie

Ph., G.AdC

LE FLEUVE ALPHÉE

Prélude (extrait)


Dans cet ouvrage, je désigne paradoxalement par le mot parenthèse la presque totalité de ma vie, celle qui a commencé à partir du moment où j’ai su lire et qui comprend mes études, mes lectures, mes recherches, mes préoccupations et la majeure partie des livres que j’ai écrits. Un beau jour, je me suis aperçu que j’en étais à peu près complètement détaché. Je me suis alors souvenu du fleuve Alphée, sortant de la mer et redevenant rivière. Un vieux mythe grec le rapporte en quelques lignes. Par jeu, je me suis demandé si le fleuve rédimé n’avait pas ressenti les mêmes impressions que j’étais en train d’éprouver, lorsqu’il atteignit l’îlot d’Ortygie, en face de Syracuse, après avoir traversé la Méditerranée. Naguère, il m’est arrivé d’utiliser l’image du cours d’eau résurgent pour illustrer les duplications et les échos que je croyais percevoir entre les formes et les démarches de la nature à travers ses différents règnes. Aujourd’hui, sachant que je fais partie du même univers, je n’ai aucun scrupule à me découvrir soumis à un destin identique et moi-même quelque fleuve Alphée. À mon tour, je me sens redevenir rivière aux bords prochains. J’aborde un nouveau rivage. Je retrouve l’existence exigüe et personnelle, dont j’avais conservé contre courants et marées une mémoire lancinante. Je demeure assurément imprégné de sel, d’iode, d’algues et de l’immensité indistincte des eaux marines, en la circonstance de l’ébriété des mots, des controverses, des spéculations labyrinthiques, des vains édifices de la pensée. [...]


I

HIER ENCORE NATURE
PREMIER SAVOIR

Un peu plus d’un an après ma naissance, la guerre de 1914 éclata. L’avance de l’ennemi fut, comme on disait alors, foudroyante. Reims, ma ville natale, fut occupée. Il paraît que je fus bercé par des soldats allemands. Bientôt, Reims fut évacuée. Après une période de pérégrinations, je passais mes premières années chez ma grand-mère paternelle, dans un minuscule hameau dépendant de la commune de Vitry-le-Brûlé, à quelques kilomètres de Vitry-le-François. Quoique proche de la zone des combats, il ne fut jamais atteint par la guerre proprement dite : les soldats n’y passaient que pour monter ou front ou en descendre.

Je vécus là une enfance tranquille et ignorante de tout ce qui n’était pas la nature et la vie d’un village, telle qu’un très jeune enfant peut en voir et en savoir. À vrai dire, je connaissais du monde seulement ce que j’en voyais, entendais, respirais ou flairais. J’ai grandi hors des rues, sans compagnons de jeux, sans livres, même d’images, sans écrans de cinéma ni, il va de soi, de télévision ; dans la seule familiarité des herbes folles, des épis et des arbres, des bêtes, des odeurs naturelles ; certes, avec des hommes, mais avec des hommes logés ou peu s’en faut à la même enseigne que moi et vivant dans les mêmes conditions. […]

Ma grand-mère savait lire. Elle avait l’écriture admirable du temps et, pour les mots dont elle avait à se servir, une orthographe impeccable, comme on l’avait alors même dans les campagnes. Elle ne vit jamais la mer. Mon père l’avait emmenée une fois au théâtre à Reims, où une troupe lyrique donnait Faust. Dans la suite, quand mon père y retourna, elle ne manquait jamais, m’a-t-il raconté, de lui demander ce que faisait Méphistophélès dans la pièce. Comme s’il allait de soi que Lucifer eût dans toutes un rôle à tenir.

Elle avait un cahier où elle avait calligraphié les chansons du Second Empire, Partant pour la Syrie et d’autres, dont une m’alarmait fort : le diable y apparaissait comme un homme de six pieds dont les yeux jetaient de « vertes flammes ». J’interprétais mal les six pieds, ce qui augmentait ma frayeur. Elle m’enseignait surtout ce qu’on appelait alors l’Histoire Sainte.

J’allais glaner avec elle et cueillir des pommes. J’appris à reconnaître (je veux dire : à connaître par leurs noms) les herbes folles des chemins et les fleurs d’un maigre jardin potager où il m’arrivait parfois de lâcher les lapins. J’appris aussi les céréales, les planes fourragères, trèfle, luzerne et sainfoin, les arbres, les papillons que je sais encore capturer avec les doigts sans dévaster leurs ailes. Des insectes des mares, je ne connus les noms que vers dix ans, à la ville. Mais je les distinguais parfaitement : les gyrins et leur tournoiement si rapide que leurs élytres noirs paraissent éparpiller des étincelles, le dytique et sa larve hideuse et féroce, pâle ver blanc à crocs qui, presque identique à celle de la libellule, éventre comme elle pour s’en repaître, salamandres et jeunes grenouilles. J’osais à peine prendre entre mes doigts ces deux monstres blêmes et mous. J’étais fasciné par la nèpe cendrée, plate, géométrique, qui se traîne lentement au fond de l’eau sans nager jamais. Elle porte devant elle des cisailles repliées, géantes, si frêles qu’elles ne peuvent manifestement rien couper ni peut-être saisir. Son corps gris est suivi de deux soies longues, raides et fines, encore plus énigmatiques que les pinces. Bien plus tard, je crois que c’est en son honneur que j’ai acheté chez les naturalistes des mormolyces qui la rappellent par leur minceur et même un limule, qui ne la rappelle en rien, sinon par sa couleur et parce qu’on l’imagine se traînant, lui aussi, mais au fond des mers chaudes, de la taille d’une taupe et fouisseur comme elle, en outre cuirassé comme un char d’assaut.

Roger Caillois, Le Fleuve Alphée, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1978, pp. 9-10/14-15-18-19.



ROGER CAILLOIS

Roger Caillois

Source

■ Voir | écouter aussi ▼

→ (sur le site de la RTS, Radio-Télévision suisse) « Roger Caillois, rationaliste de l'irrationnel » (émission L’horloge de sable de Christian Ciocca du 2 mars 2013)
→ (sur le site de La Revue des ressources) « Approche de la pensée lyrique de Roger Caillois », par Laurent Margantin
→ (sur le site Œuvres ouvertes de Laurent Margantin) « Résonances de Roger Caillois », par Denis Boyer
→ (sur le site Œuvres ouvertes de Laurent Margantin) « Approche de la pensée lyrique de Roger Caillois », par Laurent Margantin
→ (sur le site Œuvres ouvertes de Laurent Margantin) un extrait de L’Incertitude qui vient des rêves de Roger Caillois
→ (sur ina.fr) une interview de Roger Caillois réalisée chez lui les 12 et 13 août 1971 et diffusée en 2 parties (I et II)



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