On a toujours un a priori, en ouvrant un livre. Presque toujours, disons. Parce qu’on connaît l’auteur, ou l’éditeur, parce que quelqu’un nous l’a recommandé, etc. Tout ça, c’est le crédit-pages.
Et puis parfois, pour une raison anecdotique, vous vous retrouvez avec un livre en mains, sans rien en savoir, et vous l’ouvrez juste pour voir. Puis vous lisez, une page après l’autre… Bref, vous connaissez.
Je pourrais, pourtant : la 4e de couverture m’informe qu’il a écrit pour les Inrocks et fondé les revues Tout seul et Zooey. Bien. Si j’avais lu ou même connu ces revues, j’aurais eu un a priori en ouvrant le livre, mais là, rien. Juste un beau titre, Camaraderie, un peu de temps devant moi, et un résumé :
De jeunes gens se croisent et déambulent dans une ville de province (…) Ils traversent cette période de la vie où l’on est censé prendre de grandes décisions : faire ou non des études, travailler ou s’en dispenser, vivre en couple ou poursuivre des aventures sans lendemain. Changer le monde ou s’y adapter.
Hum.
Je craignais fort le roman-trentenaire au narrateur hésitant (ne niez pas, vous aussi), mais il m’est apparu assez vite que Camaraderie était plutôt un roman d’apprentissage. Où les personnages certes semblent apprendre peu mais où le lecteur, lui, en profite pour accroître un peu son expérience du monde – en l’occurrence : des villes, des bars, des bandes, des groupes de rock, des quatuors à cordes ou encore des AG étudiantes.
J'ai pensé à l’Abandon du mâle en milieu hostile, d’Erwan Larher – notamment dans cette histoire d’un jeune homme enrôlé contre son gré dans un mouvement lycéen :
"Après ça, on trouva au bahut que j’étais un mec plutôt cool et une jeune fille prénommée Estelle commença à s’intéresser à moi. Elle était, par ailleurs, très attirée par le communisme. Comme nous étions allés voir un film impérialiste au centre-ville, je proposai de lui expliquer la baisse tendancielle du taux de profit – notion controversée, il est vrai – et elle m’embrassa. Je restai communiste jusqu’à l’université."
(L’extrait ne fait pas complètement honneur à l’écriture tour en finesse de Matthieu Rémy. Rien à voir ici avec un de ces romans-trentenaires à l’épate où la recherche de la formule prime sur le fond. Ce qui intéresse l’auteur, ici, ce sont ses personnages, pas lui-même, et il se fait discret pour mieux les servir.)
Je l’avoue maintenant, il m’a fallu près de 60 pages pour comprendre que ce n’était pas un roman, mais un recueil de nouvelles, et que les narrations des premières histoires ne se rejoindraient pas. Et pourtant, le livre n’a rien d’un recueil. Parce qu’aucune histoire n’est plus faible que les autres ; parce que toutes sont effectivement une variation sur un même thème sans jamais tomber dans l’exercice de style ; parce que le style, justement, est tenu tout du long, sobre et concret, sans un mot de trop, les adjectifs distillés en passant comme des virgules bien placées dans un thème musical limpide.
On suit les camarades d’histoire en histoire et on se rend compte que le vrai héros du livre, ce sont les années 80 et 90, jamais nommées mais tellement présentes. Là encore, l’analogie avec Larher est frappante. Si on était Techikart, il ne nous faudrait pas plus pour titrer sur un revival 80 et 90s. On pourrait aussi se dire que c’est dommage que la littérature française contemporaine se tourne vers le passé plutôt de s’attacher à saisir la modernité.
Dans un cas comme dans l'autre, ce serait con.
Parce que ces deux livres ne se contentent pas de faire revivre des époques. Au contraire. Ils se concentrent sur l’essentiel : ce qui nous fait vibrer, détester, aimer, changer ; nos conflits intérieurs, nos relations aux autres, nos engagements, nos décisions, nos revirements. Et tout ça ne change pas vraiment, avec ou sans ipad, avec ou sans twitter, avec ou sans google.
Deux livres qui parlent de la vie sans nous l’expliquer, et dont on sort enrichis.
Matthieu Rémy, je ne vous connais toujours pas mais je vous dis bravo, et merci.