Mettez du rouge

Publié le 05 mars 2013 par Almiragulsh @DBEDF
Comme chaque année, le début du mois de mars est le cadre d'évènements étranges.
Primo: il y a cette chose chaude et brillante qui nous aveugle soudainement. On se souvient vaguement avoir vu ce phénomène mystérieux dans le ciel de l'été dernier, mais c'était il y a si longtemps... Le soleil que ça s'appelle. Il parait que c'est pas grave, et que c'est même plutôt bon pour la nature, puisque ça aide à faire pousser les tomates.
Et secondo, la journée internationale des droits des femmes. Et là aussi, c'est bizarre. Soudainement, on se souvient que les femmes existent, voire même qu'elles ont des droits! J'imagine que ça doit avoir un lien avec l'arrivée imminente du printemps, parce que d'un coup, les opérations spéciales, les promos hyper ciblées et les prises de conscience se mettent d'un pour à fleurir de partout. Pour faner dès le 9 mars, parce qu'il faut pas déconner non plus.
Je ne m'attarderais pas sur les promos sur les culottes en polyamide, les roses offertes et les entrées gratuites pour les filles. Non. Cette année j'ai mieux.


Cette année, j'ai METTEZ DU ROUGE, une opération montée à l'occasion de la journée internationale des femmes. Notons avant d'entrer plus dans les détails que "les droits" ont sauté.C'est ça qui est bon avec le 8 mars. C'est un jour flexible, on peut en faire un peu ce qu'on veut. La journée de la femme, la journée des femmes, la journée internationale de la femme, et des fois même la journée internationale des droits des femmes (mais c'est plus rare).
Mettez du rouge, c'est un flash mob destiné aux hommes, à l'occasion du 8 mars. C'est marrant cette idée d'exclure les femmes d'un flash mob qui est censé soutenir leur cause. Fermons les yeux une seconde, et imaginons la féminité comme une communauté, comme si toutes les femmes se rassemblaient par le simple fait d'avoir des nichons. Je sais qu'il faut un peu d'imagination, mais faites un petit effort. Appliquons maintenant le concept à une autre communauté d'opprimés par une autre communauté dominante. Exemple, les communautés liées à la couleur de la peau, ou encore à l'orientation sexuelle. Oui, je sais, il faut pas mal d'imagination là encore pour imaginer par exemple que tous les gens à peau noire se sentiraient unis grâce à leur mélanine, ou que les homosexuels se reconnaissent dans tous les autres homosexuels. Mais essayons. Et maintenant, transposons Mettez du rouge. Nous avons donc droit à:
   - un flash mob réservé aux blancs pour s'engager dans la cause des noirs
   - un flash mob réservé aux hétéros pour s'engager dans la cause des homos
Bizarrement, je trouve que ça pique un peu. Pas vous?
Non, mais c'est vrai, je crache un peu dans la soupe. Nous les femmes, ça fait des siècles qu'on est opprimées par les hommes. Et maintenant que certains décident de mettre un terme à tout ça, je fais la fine bouche? Quelle ingratitude. C'est tellement noble de leur part, tellement chevaleresque et romantique. Et les femmes, le chevaleresque et le romantique, c'est censé aimer ça, non?
Il faut croire que non. Ou alors c'est qu'on m'a menti, et que je suis pas vraiment une femme. J'ai pas envie qu'on me défende. J'ai envie qu'on me respecte. J'en ai rien à foutre du chevalier, je veux de la considération, de la compréhension et de l'écoute. Votre protection messieurs, vous pouvez vous la carrer ou je pense. Ce que j'entends de vous c'est que vous me considériez comme votre égale, tout simplement parce que je le suis.  
Surtout que dans le cas présent, le chevalier, de quoi il s'arme? D'un tube de rouge, accessoire de la féminité entre tous. Et rouge rouge le machin. Pas du labello. Un beau carmin, symbole d'érotisme et de sensualité, celui que nous, les femmes, on se tartine sur le visage parce que le rouge sur la bouche évoque les lèvres qui se colorent sous l'effet de l'excitation sexuelle. Un vrai truc de Femme Fatale avec une majuscule. C'est fort comme symbole: dans l'inconscient collectif, ça évoque quoi, un type avec du rouge? Une tapette. Un mec qui renonce à sa virilité. Quel sacrifice! Si c'est pas une preuve d'amour, je sais pas ce que c'est. Pour couronner le tout, il se prend en photo et la poste avec bravoure sur la page FaceBook de l'évènement, ou tout le monde peut le voir, même son père ou son patron. En mettant du rouge, l'homme se met dans la peau de la femme. Il comprend sa douleur, son oppression, son combat. Et il s'engage.
Et je crois que c'est mon moment préféré. A quoi s'engage le valeureux garçon qui met du rouge? "Si une femme se fait agresser devant moi, je m'engage à prendre sa défense", dans le but de faire reculer le nombre de viols par jour. J'en peux plus de rire. J'ai si mal aux côtes que je pense que je vais décéder.
Primo, on parle de viol d'un côté et d'agression de l'autre. Faudrait déjà savoir de quoi on parle. Et quand on voit certaines réactions, polémiques et autres clashs sur les réseaux sociaux, je suis pas certaine que nous ayons tous la même définition de ce que c'est qu'une agression. Pour ne donner qu'un exemple, quand certains trouvent que suivre une fille dans la rue est un acte romantique, pour moi, c'est une agression. Et quand une utilisatrice de twitter raconte comment elle c'est fait agresser par un exhibitionniste, pour certains, c'est pas si grave parce qu'après tout, même les filles se masturbent. Alors c'est quoi une agression? C'est quoi un viol? Quand est ce que c'est grave? Quand est ce que ça l'est moins? Est ce que c'est grave par exemple de voir une fille se faire emmerder, mais qu'elle n'a pas l'air de vouloir se défendre? Ou de voir une fille en mini short se faire mettre une main au cul? Ou quand dans un bus ou métro bondé, un type se frotte contre une fille suffisamment discrètement pour qu'elle ne le remarque même pas? De surcroit, je pose la question: sur tous les viols et agressions commis, combien y en a-t-il qui sont commis devant témoins? C'est facile de dire que "si je vois une femme se faire agresser je vais la défendre", encore faut il la voir!
Parlons un peu de chiffres:
  • 74 % des viols sont commis par une personne connue de la victime ;
  • 25 % des viols sont commis par un membre de la famille ;
  • 57 % des viols sont commis sur des personnes mineures (filles et garçons) ;
  • 49 % des viols sont commis sans aucune violence physique ;
  • 67 % des viols ont lieu au domicile (de la victime ou de l'agresseur) ;
  • 45 % des viols sont commis de jour.
Vu qu'une grande partie des viols sont commis par une personne connue, voire un membre de la famille, que la moitié est commise sans acte de violence physique, et que quasi 70% se passent à la maison, ça réduit considérablement le nombre d'occasions pour nos copains en rouge à lèvre de brandir leur épée. Et le viol et l'agression sexuelle ne sont qu'une infime partie des luttes que nous devons mener au quotidien. Il y a l'égalité salariale, les questions de maternité et de sexualité, la parité, question des tâches ménagères et de la gestion du quotidien. Entre autres.
D'aucuns diront que c'est facile de critiquer. Que ces garçons ont eu au moins le mérite de proposer quelque chose, et que l'intention est louable. Paye ta proposition: elle n'existe pas. C'est facile de jouer au héros quand vous fermez les yeux pour ne pas voir la demoiselle en détresse. Vous vous badigeonnez de graisse de baleine pigmentée et on devrait dire merci? Vous me faites rire. Si vous voulez vous engager, et faire avancer "notre" cause, commencez par écouter vos compagnes, sœurs, mères, amies et collègues. Essayez de faire preuve d'empathie et d'avoir un regard critique sur vos propres comportements. Je ne sais pas pour les autres, mais ce que j'attends des hommes, ce n'est pas de l'esbroufe, mais de la réflexion et de l'objectivité, pour que les mentalités évoluent enfin. C'est à mon sens la meilleure façon de procéder pour ne pas que le système patriarcal dans lequel on est tous confortablement installés depuis des siècles continue de s'engraisser joyeusement.
Alors pitié, posez ce tube de rouge à lèvres, et passons aux choses sérieuses.