Magazine Journal intime

Feuilleton : Ordre et discipline, 5

Publié le 12 avril 2008 par Ali Devine

Lisez d'abord les épisodes 1 à 4, que vous trouverez ci-dessous.


Feuilleton : Ordre et discipline, 5
Deux jours après notre réunion, à 10 heures, je surprends dans la cour de récréation un élève qui après avoir mis à terre un de ses camarades lui donne un bon coup de pied dans le dos. Par chance, il est plutôt petit : je réussis, en l'agrippant par ses vêtements, à le traîner jusqu'au bureau de la direction, et je le laisse en dépôt à la secrétaire. Sur une bonne partie du trajet, il m'a insulté.
En redescendant les escaliers, je demande à un autre élève d'ôter sa casquette. Il se moque de moi de façon injurieuse, en agitant son galure en l'air pour montrer à ses camarades hilares qu'il est hors de ma portée. Je l'emmènerai bien, lui aussi, chez M. Navarre, mais il est aussi grand et aussi lourd que moi -et ma classe m'attend, deux étages plus bas. Ce grand couillon est un de mes anciens élèves et je le quitte en lui lançant : "Igor, j'ai autre chose à faire que de jouer avec toi, mais je peux te garantir que je vais rédiger un rapport bien carré. -Ouais ouais" me répond Igor, qui a manifestement compris que les règles sont en train de changer.
Et il a raison : mon rapport n'aura sans doute aucune suite. L'incident n'est pas assez grave pour justifier un conseil de discipline ; Igor pourrait éventuellement être sanctionné par quelques jours d'exclusion, qu'il prendrait comme une période de vacances supplémentaire. Il est en troisième, nous sommes en avril : dans deux mois, on s'en débarrasse. Pourquoi se casser la tête ?

Quand j'arrive au rez-de-chaussée, mes sixième sont excités comme des puces : "Monsieur, c'est vrai que vous vous êtes battu ?" En essayant de reprendre mon souffle et de cacher ma contrariété, je leur réponds : "Oui, je viens de tuer un méchant élève."

 
Une semaine après notre réunion, Fatima Lunar revient de son ITT. Elle paraît avoir repris du poil de la bête, même s'il lui est difficile d'enseigner à la classe dont Josué faisait partie : l'attitude de beaucoup d'élèves est ambiguë. Elle nous apprend par ailleurs qu'elle a retiré sa plainte contre l'agresseur. La direction du collège lui avait promis tout son soutien ; mais aucun geste n'est venu concrétiser ces intentions de fermeté. Dix jours après les faits, M. Navarre n'avait pas trouvé le temps de se rendre au commissariat, ni même de passer un simple coup de fil à la victime. On a par ailleurs laissé entendre à Mme Lunar que Josué, s'il est condamné, pourrait bien être expulsé de France, et renvoyé à son Afrique violente. Elle ne veut pas prendre seule une responsabilité aussi grave. Elle a donc laissé tomber -d'autant que le garçon, depuis son exploit, passe le plus clair de ses journées à traîner devant le collège, pour bien nous faire comprendre qu'il ne regrette rien et qu'il est encore prêt à tout. A la fin des cours, un flot d'élèves va lui faire hommage. 


Cours avec les quatrième G. Camélia arrive avec cinq minutes de retard. Elle ne s'excuse pas, ne me dit pas bonjour. Elle porte une sorte de maillot manches longues rouge vif, avec un énorme Mickey Mouse sur la poitrine.

"Ouah la la, msieu, comment vous êtes bien habillé, le pantalon, la chemise, les chaussures, non mais comment vous êtes bien habillé, sérieux, hein, moi j'adore votre style, eh mais vous avez vu comment il est bien habillé...

-Merci Camélia, si tu veux bien t'asseoir en silence, le cours a commencé."

Deux règles avec Camélia : 1) ne pas l'exclure du cours (c'est ce qu'elle veut) ; 2) ne pas se laisser entraîner dans un conflit frontal (elle n'a absolument pas de limites et s'épanouit dans les hurlements). Par ailleurs, elle fait des efforts depuis quelques temps et, passé dix minutes d'incontinence verbale, elle fait brièvement semblant de travailler, puis s'endort.

Quelques instants plus tard :

"Eh mais Banushan, sur le Coran, tu t'es rasé la moustache ? Eh mais Otman t'avais vu qu'y s'était rasé la moustache ? Eh mais t'aurais pu prévenir, bâtard. Quand est-ce que tu t'es rasé la moustache ? Avec quoi tu t'es rasé ? Un rasoir électrique ou quoi ? Ouah, ça a l'air trop doux, non mais vraiment t'es carrément plus beau comme ça. Eh, rgarde-moi, rgarde moi. Ouaaaah !"

C'est moi que Banushan regarde, l'air gêné. Effectivement, son duvet a disparu.

"Camélia, tais-toi.

-Eh mais msieu vous avez vu ? Y s'est rasé la moustache."

Quelques instants plus tard.

"Eh Banushan, dis-moi la vérité, tu trouves que chuis bronzée ou quoi ? Nan mais dis-moi la vérité. Et tu trouves ça bien ? Hein ? Tu trouves ça bien ? Non mais moi, sérieux, j'aime trop le résultat. T'as vu, on dirait trop que j'reviens du bled ! Eh rgarde mes mains, rgarde la différence entre le dessus et le dessous. C'est un truc de ouf, tu trouves pas ?"

Quelques instants plus tard, je m'étonne de ne pas entendre Camélia. Je pense : "si elle a fermé sa putain de gueule de suceuse de bites d'ours, c'est qu'elle doit être en train d'envoyer un SMS." Je jette discrètement un oeil dans sa direction. Perdu. Elle est en fait en train de se remettre du gloss.

Dix minutes plus tard, elle dort. Elle a posé la tête sur son manuel ouvert, à la page où l'on voit le bourreau brandir la tête de Louis XVI. Associations d'idées.

A la photocopieuse, Catherine Loiseau est livide. Dans la cour, elle a demandé à Igor d'aller se ranger avec les autres élèves de sa classe. Résultat : une confrontation violente qui la laisse au bord des larmes. Elle dit qu'elle n'en peut plus, elle dit "métier de merde". Ç a fait drôle de voir dans cet état une collègue qui vous a servi de modèle depuis trois ans.

A la machine à café, Mme Léostic me confirme la mauvaise nouvelle que je pressentais : elle a obtenu sa mutation, après huit ans de bons et loyaux services à Félix-Djerzinski. Mme Léostic est la principale adjointe. Son rôle au sein du collège consiste à s'occuper de tout et du reste. Elle est très appréciée des enseignants et, si nous pouvions choisir notre chef, elle serait élue avec 90 % des voix. Son autorité naturelle constitue l'un des derniers remparts contre le chaos : la convocation dans son bureau est encore redoutée de tous les élèves. Vis-à-vis de M. Navarre, elle se trouve dans une position étrange. Il est certain qu'elle juge sa politique aussi sévèrement que nous, mais elle se montre d'une impeccable loyauté hiérarchique. Elle a le rôle ingrat du premier ministre d'un président déficient. Elle colmate, elle compense dans la mesure de son pouvoir. Et maintenant, elle s'en va.

Putain, mais comment on va faire sans elle ?

Le jour même du retour de Mme Lunar, une surveillante est agressée à la cantine. Elle a fait une remarque à Camélia, le ton est monté, et quelques secondes plus tard, une vingtaine d'élèves se jetait sur la pauvre pionne.

Les adultes du collège se réunissent une fois de plus en salle des profs (étrange impression d'être à la fois dans le drame et dans la routine). La nouvelle victime est là ; elle peut à peine parler. Une amie nous montre son manteau noir, où l'on voit encore des touffes de cheveux arrachés. On égrène la liste des derniers incidents. Mme Léostic a la mine contrite. Que devons-nous faire, cette fois-ci ? A la sonnerie, nous nous séparons en espérant que, cette fois-ci, des sanctions exemplaires et rapides seront prises contre les coupables.

Mais le lendemain, un mail m'informe qu'il n'y aura sans doute pas de punition. Camélia et ses amies se sont mises d'accord sur une version commune des faits : c'est la surveillante qui les aurait agressées et brutalisées, elles n'auraient fait que se défendre. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, elles ont trouvé une oreille complaisante pour écouter ces balivernes, et c'est maintenant leur victime qui est sommée de se justifier.

Quand j'ai été nommé à Félix-Djerzinski (c'était il y a trois ans), j'ai téléphoné, la peur au ventre, et c'est Mme Léostic qui m'a répondu : "vous verrez, ce n'est pas un établissement facile, mais les élèves sont tenus. Notre principal problème, c'est leur manque de travail." Je pensais qu'elle disait ça pour que je ne démissionne pas tout de suite. Mais j'ai pu constater, dès mes premières semaines au collège, qu'elle avait dit vrai. Cahin caha, nous faisions notre métier.

Aujourd'hui j'ai l'impression horrible d'assister en toute impuissance au déclassement de mon collège, à son glissement rapide vers le fond du trou ; il s'identifie à présent à la caricature que j'avais dans la tête avant d'y avoir mis les pieds.

Est-ce réversible ? Pourra-t-on revenir à une certaine normalité ?


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Ali Devine 32 partages Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Ses derniers articles

Dossier Paperblog