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18 mars 1978 | André Pieyre de Mandiargues, Crachefeu

Publié le 18 mars 2013 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Il laissait courir son cabriolet décapoté
Source à Salah Stétié

  Il y a encore quelques métiers dont l’exercice est comme une vacance heureuse, qui persisterait d’une saison à l’autre. Un bonheur tranquille, aussi profond qu’éminent, difficile à exprimer sinon même tout à fait ineffable, voilà ce que ressentait Bellin de Ballu tandis qu’à moins de quatre-vingts kilomètres à l’heure, le pied à peine appuyé sur la pédale d’accélération, il laissait courir son cabriolet décapoté sur la longue ligne droite d’une route forestière, en observant dans les sous-bois l’absence de quoi que ce fût d’étranger à l’ordre de la nature. Quand il levait la tête, il voyait une bande étroite d’un bleu vif resserrée entre les ramures des sapins, des pins sylvestres, des bouleaux, et il aimait ce bleu comme il eût aimé une femme ou un joli enfant. À faible allure, ainsi, la fraîcheur oxygénée de dix heures du matin, dont la vitesse aurait fait une griserie brutale, se répandait dans les poumons du conducteur avec une légèreté délicieuse. Il y avait de la lumière sur le miroir gris de l’asphalte, car le chemin allait en direction de l’orient, et Belin pilotait, lui semblait-il, vers le soleil, qui s’était levé six heures plus tôt au point de cette belle journée de juin qui l’éblouissait un peu. Ses lunettes de soleil étaient dans la boite à gants, mais il n’en sentait pas assez le besoin pour renoncer à la nudité de son visage offerte à la caresse de l’air.
  « Claire forêt », pensait Belin de Ballu, selon la vieille habitude qu’il avait de se dire et de se répéter quelques mots, toujours les mêmes, quand à bas régime, deux mille huit cents tours au compteur en quatrième vitesse à présent, il conduisait distraitement son « crachefeu », comme il appelait le petit cabriolet spitfire de couleur noire dont chaque jour il usait pour inspecter la vaste forêt domaniale dont avec le grade d’ingénieur en chef de district il était responsable. Sa forêt, pensait-il avec un sentiment de paternité ou d’amitié autant que de propriété, depuis qu’il en avait reçu la charge, un an et demi plus tôt, de veiller à la bonne conservation de celle-là dans les trois ordres du minéral, du végétal et de l’animal. Sa forêt claire, puisqu’il en avait en quelque sorte épousée à tel point qu’aucun lieu de son étendue ne lui était plus étranger et que cette connaissance intime était en contradiction avec les formules de forêt sombre ou de forêt noire qui ont trop généralement cours. Du beau mot de « perceforest », qu’il gardait aussi en tête et dont il savait qu’il avait servi de titre à un roman jadis, il pensait qu’il n’aurait pas mal convenu, lui non plus, au crachefeu. Ainsi passait-il le temps, avec les arbres bordés à leur pied de mousse qui passaient à droite et à gauche. Le moteur s’entendait moins que le roulement des pneus sur la chaussée.
  Un oiseau, que le reflet gris, rose et bleu de ses ailes et la modulation bavarde de son cri pouvaient faire prendre pour un geai, avait traversé la route d’un vol bas, devant la voiture. C’est peu après l’avoir vu disparaître sous des branches de pin que Belin avait aperçu, loin encore, un cycliste qui allait dans la même direction que lui. À l’ouïe de la voix, presque féminine, de l’oiseau, son pied spontanément s’était soulevé en étranglant le gaz et le régime était tombé à deux mille cinq cents tours, la vitesse à soixante-dix à l’heure. Il n’avait pas accéléré de nouveau. Malgré la lenteur de l’allure, un bruit mécanique devait se faire entendre de tous côtés sur une distance de vingt à quarante kilomètres, car le cycliste s’était retourné pour regarder derrière lui un long moment, ce qui l’avait porté vers le milieu de la route. Alors Belin avait reconnu que ce cycliste était une femme en réalité, une jeune fille aux cheveux coupés court, avec une frange sur le front. Plus près, quand elle s’était retournée une autre fois, il avait vu que ces cheveux plats, un peu plus clairs que la peau hâlée par le soleil, avaient une couleur entre châtain et blond, brillante, accordée à l’environnement sylvestre autant que le vert frais des jeunes fougères ou que le brun des anciennes. Vêtue d’une salopette rose et d’une blouse rouge à manches courtes, elle pédalait, pieds nus, sur un léger vélo blanc, un vélo de course de garçon. […] 18 mars 1978


André Pieyre de Mandiargues, « Crachefeu » in Le Deuil des roses, nouvelles, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1983, pp. 67-68-69.



ANDRÉ PIEYRE DE MANDIARGUES

Mandiargues par Edouard Boubat

Source

■ André Pieyre de Mandiargues
sur Terres de femmes

12 août 19... | André Pieyre de Mandiargues, Madeline aux vipères
→ 19 octobre 1977 | André Pieyre de Mandiargues | Bernard Noël
→ 13 décembre 1991 | Mort d’André Pieyre de Mandiargues

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de l'IMEC) la fiche André Pieyre de Mandiargues




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