Il y a quelque chose de tellement éparpillé dans le cinéma d'Harmony Korine que ses meilleurs moments se trouvent finalement peut-être sur le Net, dans ses clips très inventifs ou certaines vidéos démunies et poignantes. L'idée communément admise sur Korine, c'est celle d'un petit laborantin limite régressif à l'inspiration irrégulière, produisant tant bien que mal une oeuvre erratique et brouillonne traversée de quelques éclairs de génie. Or, on a beau avoir été saisi par la fulgurance de Gummo (1998), être resté sceptique sur Mister Lonely (2007) et Trash humpers (2009), et trouver par ailleurs Julien Donkey Boy (1999) plutôt sous-estimé, difficile de dire ce qui relie ces films entre eux. La cohérence de Korine serait peut-être plus à chercher du côté de ses formes courtes. Beaucoup d'elles jouent la carte du foutraque bricolé mais étrangement, l'ensemble dessine quelque chose d'assez consistant, qui opère des sutures assez inattendues entre les longs-métrages (voir par exemple Umhini Wam avec Die Antwoord qui opère la jonction entre Trash humpers -pour l'errance destroy et puérile- et Springbreakers - pour l'onirisme fluo).
Mais ce qui frappe surtout avec ces formes courtes (pour ma part, beaucoup (re)découvertes en rédigeant l'article "Korine en morceaux" dans les derniers Cahiers), c'est de voir comment Korine passe d'un registre d'images à l'autre et expérimente des inventions dans des contextes différents.
Je prends l'exemple d'un clip et d'une pub, à la fois très proches dans leurs principes et très différentes dans les impressions (et émotions) qu'ils produisent.
Les images de Korine que je trouve parmi les plus fortes et les plus simples à la fois, c'est celles de son sublime clip pour Bonnie Prince Billy No more workhorse blues (2004).
Sur ce blues engourdi et minimal, les images délavées et bégayantes de Korine jouent sur plusieurs registres: l'insolite (la partie de squash, la mariée fantôme), le documentaire (l'Americana des bas-côtés), l'hallucinatoire (ces images "pré gifs animés" qui mises, bout à bout, produisent un effet quasi stroboscopique). En faisant appel à ces diverses résonances tout en restant très simple, le clip a l'air de débarquer d'une lointaine contrée de pure étrangeté, d'un pays d'onirisme délavé, d'un substrat d'imaginaire pauvre, digne et éraillé, autant de qualificatifs qui qualifieraient idéalement la voix de Will Oldham.
Mais ce filou de Korine ne s'arrête pas là puisqu'il reprend le même principe "pré gif animé", cette fois pour une pub tournée en 2008, soit quatre ans après ce premier clip.
L'univers est beaucoup plus lisse (qui a dit Jean-Pierre Jeunet ?), plus facilement séducteur, sympathique mais moins ensorcelant que le clip. La répétition bégayante des images n'apparaît plus comme une recherche plastique, mais comme un simple procédé tendu vers sa propre petite résolution. Et malgré tout, on ne peut pas non plus faire à Korine le procès du cynisme.
Car si ce second cas est ouvertement plus mécanique, moins dissonant, moins foncièrement émouvant, il combine tout de même deux sens assez imparables et pas toujours compatibles : celui de la chorégraphie mais aussi celui de l'humour (il y a quelque chose d'assez proches des sauts des Voisins de Norman Mc Laren (1952) dans le flottement éternel des ballons, danseurs, cyclistes, etc).
En passant du clip rêche et démuni à la pub presque clinquante, en passant d'une esthétique de la déglingue à une petite mécanique trop bien huilée, Korine apparaît peut-être comme le moins "puriste" des fabricants d'images contemporaines. Et en même temps, chacune de ces petites formes tient presque d'une sorte d'épure expérimentale ouvertement accommodée à des impératifs fun / fashion / commerce. C'est tout le paradoxe de Korine: assumer l'impureté des images du monde contemporain pour doter ses propres images d'une sorte de nouvelle clarté, une clarté toujours un peu corrompue mais dans ses moments les plus forts, tout de même assez irradiante.