Magazine Nouvelles

Vendredi Saint | Claire Vajou, Iô

Publié le 29 mars 2013 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Epitafio, sEmLobardos17osByzntinoMuseio1
Source

[LE VENDREDI SAINT]

  Le vendredi saint, le glas sonne tout le jour. Nous ne sortons pas de l’église ; nous veillons toute la journée le Crucifié en lisant le psautier chacune à notre tour. Vers cinq heures du soir a lieu la déposition de croix. L’higoumène décroche le Crucifié et le reporte dans le sanctuaire. Sur la grande croix noire, seules demeurent les terribles torches toujours allumées, ainsi que la couronne de fleurs.
  Nous attendons le coup de téléphone du père, qui doit désigner les trois sœurs qui auront le privilège d’aller porter à Saint-Nikita les phosphores et la lourde panière d’œufs de Pâques rouges. Il n’y a pas de tempête aujourd’hui, et le batelier Andréas peut venir nous chercher. Il vit sur la minuscule île de Syrtos, au nord de Kallastos, et sert de taxi, avec sa barque à moteur, aux habitants de l’île.
  J’ai été choisie, en tant que nouvelle venue. Nous prenons la mer pour rejoindre Saint-Nikita par le nord de l’île. La côte est totalement désertique, sans la moindre trace de vie humaine.

[…]

  À neuf heures, la nuit venue, toujours au son du glas qui a accompagné toute cette journée, notre procession s’ébranle. Derrière l’immense croix noire, où se tordent toujours, comme pour une procession de pénitents, les flammes des trois torches funèbres, s’avance l’épitaphios illuminé. Puis le despote, les enfants de chœur, les moniales, le chantre, et la longue file des fidèles. Chacun porte un cierge protégé du vent par un petit abat-jour de papier. Je ne quitte pas des yeux la chasuble mauve brodée d’argent du despote, mon étoile par tant de déréliction. Nous empruntons la grand-route qui mène à la ville, suivis par le cortège de la circulation interrompue. On entend au loin les chants d’une autre procession, celle de la paroisse néo-calendariste. Le cycle des fêtes mobiles étant calculé chaque année sur le calendrier lunaire, la date de Pâques nous est commune.
  En ville, cette journée a également donné lieu à des manifestations populaires pittoresques : les bûchers de Judas. Je ne m’y suis jamais rendue, car il n’est pas question pour nous de sortir ce jour-là, mais on me les a décrites. Des épouvantails de paille représentant Judas, suspendus depuis quelques jours au-dessus des rues, sont insultés et brûlés. Cela évoque les rites traditionnels de sortie de l’hiver pratiqués en d’autres lieux de la planète.
  Au retour de la procession, les fidèles rentrent chez eux et le despote va se coucher, mais nous devons nettoyer l’église et changer son décor pour le matin du samedi saint, la « première résurrection ». Les ornements mauves de carême, nappe d’autel, étoffes diverses, doivent céder la place au blanc et à l’or. De grands nœuds de rubans blancs sont accrochés un peu partout, l’épitaphios et la croix sont rangés jusqu’à l’année prochaine. Les fleurs qui les ont ornés, et celles, maintenant desséchées, de la couronne du Fiancé, sont soigneusement recueillies dans une corbeille placée dans le sanctuaire. Je me demande bien pourquoi mais j’aurai la réponse demain.
  Nous n’en avons pas terminé avant une heure du matin. Comme nous n’avons pas dormi la nuit précédente, et que nous sommes à jeun depuis deux jours, la fatigue est abominable. Mais lorsque nous finissons par nous allonger sur le plancher de la salle commune, je retrouve le plus grand tourment du jeûne : l’insomnie. Rien n’est plus faux que le proverbe : qui ne dîne pas ne peut pas non plus dormir, bien au contraire. Le corps glacé et le cerveau brûlant qui s’emballe conjuguent leurs tourments. C’est ainsi que nous prenons notre modeste part des souffrances de Jésus.
  Le samedi matin, nous fêtons donc la première résurrection, la descente aux enfers du Christ, le jeune roi des lys couronné de lilas. […]

Claire Vajou, Iô, Éditions Odile Jacob, 2010, pp. 172-173-174-175. Postface de Rémi Brague, membre de l’Institut.
Claire Vajou



■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de France Culture) Claire Vajou dans l’émission For intérieur (22 avril 2011)
→ (sur Terres de femmes) Vendredi Saint à Sartène. Le Catenacciù




Retour au répertoire du numéro de mars 2013
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs

» Retour Incipit de Terres de femmes

Retour à La Une de Logo Paperblog