À propos du deuxième roman de Jacques Tallote, traversée magique des hantises de l'époque
Une étrange beauté se dégage de ce roman dur et doux à la fois, qui rend admirablement la tonalité d'une certaine époque, à la toute fin du XXe siècle - plus précisément l'année du massacre de Columbine -, qu'on pourrait caractériser par la "peur errante" que ressent l'une des protagonistes.
D'une plasticité saisissante, donné au présent de l'indicatif mais avec d'étonnante modulations temporelles, comme au fil d'une montage cinématographiques bousculant parfois la chronologie, ce deuxième roman de Jacques Tallope, après Alberg (Table Ronde 2010, Prix Marcel Aymé ) frappe immédiatement le lecteur par son climat et la singularité de ses personnages, tous aux alentours de la vingtaine, deux filles et deux garçons, quatre individualités fortes et fortement attachantes, physiquement très présents dans une décor atlantique (le roman se passe en l'île d'Oléron) rendu avec une sorte d'hyperréalisme magique rappelant les clairs-obscurs d'un Hopper - d'ailleurs cité dans la foulée.
Que s'est-il passé durant les quatre heures semblant coupées du "film" de ce jour durant lequel Livia Sorgue, 19 ans et séchant un peu sur un travail consacré à la guerre froide, s'est trouvée probablement agressée sur une dune, après y avoir entendu des plaintes suspectes, avant de reprendre ses esprits dans sa chambre, sans autre souvenir ? Telle est l'angoissante interrogation que Livia partage avec Luca, dans la vie duquel elle est pour ainsi dire tombée du ciel - il l'attendait d'ailleurs -, et avec lequel elle est entrée en immédiate complicité.
Installé dans une espèce de loft en campagne où il travaille la matière et les formes, Luca, diplômé en philo, a viré dans les arts plastiques où il poursuit une recherche personnelle exigeante. C'est là aussi qu'il a accueilli Nils, de deux ans son cadet, qui fuit un père aux penchants morbidement destructeurs après la désertion, aux alentours de ses sept ans, d'une mère Norvégienne retournée dans le froid partager la vie d'un musicien de black metal, avant de crever comme une bête blessée le long d'une autoroute. Pour compléter le quatuor de cet été-là, paraît encore Susan, fine Anglaise de dix-sept immédiatement attirante aux yeux de Nils et bientôt attirée par celui-ci.
Lorsque Luca et Livia reviennent sur les lieux du traumatisme vécu par celle-ci, nul signe visible n'atteste la réalité du drame, pas plus qu'on ne saura ce qui est réellement arrivé à Susan au même endroit où, vingt-cinq ans plus tôt, une autre jeune femme encore a été agressée. Ce qui est noté, dans le cas de Livia et de Susan, c'est que la figure de Monsieur Chien fait signe puisque c'est là, aussi, que Nils a trouvé son animal fétiche, genre caniche de plastique noir à tête dévissable...
Signes et symboles, à vrai dire flottants sinon ironiques, hantent le récit aux motifs dédoublés, tel Monsieur Chien dont la présence fera pendant à celle d'un certain Blacky à la destinée funeste - mais on se gardera de dévoiler le détail de l'histoire.
Au reste ce qui compte ici ne relève aucunement du fait divers dramatique, mais bien plus du mystère fondu au noir des apparences: "Toute énigme est l'indice d'une réalité plus vaste"...
Si le charme prenant de ce roman tient à la présence quasi magique de ses jeunes protagonistes, sa gravité découle de son arrière-plan, marqué par un gâchis familial et social significatif. Les parents de Nils en sont les figures lugubres, sur fond de "cataclysme et fin de siècle", et particulièrement le sombre Polob, père maniaque de l'ordre à proportion de son nihilisme morbide, de sa "phobie de l'au-delà", de sa détestation de toute beauté - véritable "saboteur des merveilles".
En exergue de son roman, Jacques Tallote cite le Docteur Miracle que sera toujours G.K. Chesterton pour ceux qui vont jusqu'à douter du bleu du ciel: "Le monde ne mourra jamais par manque de merveilles, mais par manque d'émerveillement".
Une autre sentence, mais de l'auteur lui-même, éclaire également son propos : "Les naufrages permettent de tester la solidité de l'humour". À quoi l'on pourrait ajouter: la résistance d'osier souple des amours juvéniles...
Enfin il faut souligner, au top des qualités de ce roman, son expression d'une concision cristalline, aux ellipses et aux images constamment surprenantes, mêlant pensée et poésie, parler d'aujourd'hui et parole de toujours. À un moment donné, Livia et son amie Louise, passionnée par les cétacés, évoquent la possibilité, à l'imitation des baleines, d'une "langue faite de pressentiments, d'intuitions; une sorte de verbe irrationnel et mystérieux grondant dans les abysses du coeur". Or il y a de cela dans le verbe, apparemment limpide, mais sensible aux ondes les plus profondes, de ce romancier à découvrir.
Jaques Tallote. Monsieur Chien. L'Age d'Homme, collection Contemporains, 168p.