Magazine Journal intime

Le Steak

Publié le 11 avril 2013 par Eric Mccomber
Bœuf à Nîmes. Je suis venu avec ma blonde, accordée à la perfection dans sa super-housse, posée soigneusement sous la table. Mais c'est à la basse que je commence, pour dépanner Loren, une pote sauvaine qui vient de se faire pousser sur scène. J'approche de l'instrument qui est affligé d'une tête en forme de logo de hockey sauce 80, genre tête d'aigle pointue la gueule ouverte. La sangle est si serrée que j'ai la basse en travers de la glotte. Le matériel est fourni par le pire magasin d'instruments du monde. Leur publicité se vante d'avoir en magasin plus d'un millier de guitares. Ouais sans blagues. Il y a quelques années, j'ai essayé plusieurs dizaines de grattes sans pouvoir mettre la main sur une seule qui méritait qu'on la traîne à la maison. Je crois bien que même pour sauver leurs vies, avec un flingue sur la tempe, cette équipe ne parviendrait pas à accorder la lutherie d'une guimbarde.
Donc, après m'être battu violemment contre la sangle chinoise à trente centimes, je parviens à respirer. Je passe un peu le gras des doigts sur les cordes pour voir ce que ça fait. Le son est désespérant. Mais bon. C'est toujours qu'un bœuf. Le chanteur est mon pote Ben, ce qui fait qu'on est tout de même un peu en train de se mettre en représentation sauvaine à Nîmes. Mais c'est un inconnu à ma gauche qui décide du morceau. Un guitariste qui me confie : « Trilizegaune ! » Je me dis que c'est une chanson grecque, ou inspirée d'un personnage peu connu de Molière, qu'en sais-je. Je souris et je demande :
— Quel genre ?
— Blues.
— Ah. Super. 1, 4, 5 ?
— Noon. 1, 4, 6, 5…
— Ok…
Territoire connu. On commence. Ça joue vachement mou, surtout le batteur qui vient apparemment d'apprendre une passe qu'il envoie toutes les trente secondes et qui se termine par un déraillement de train général. Pas grave. J'entends absolument rien de ce que chante Ben, qui a l'air de savoir ce qu'il fait et la foule apprécie. On continue dans ce mystérieux blues. Solo de Loren. Elle a vachement progressé, celle-là. Chouette. On avance. Le guitariste à ma gauche s'approche du micro pour chanter des chœurs. Trilizegaune, Trilizegaune, Trilizegaune… et ouais fourre goûte… Oupse. Là, tout en continuant à jouer, je reste interdit. Ça me dit quelque chose, ça. « Et ouais fourre goûte… » Ça me rappelle… On commence un autre solo. L'inconnu joue très bien de la guitare blues. Il maîtrise les gammes pentatoniques majeures/mineures à la BB King. C'est une joie. Et c'est là que ça me frappe. BB. Away for good… Donc on peut déduiiiiire… AH ! OH ! Je change radicalement ma bassline. Ben retourne au micro. Par le mouvement de ses épaules (aucune voix sur scène), je comprends enfin le titre de la chanson.
The Thrill is gone… Loren ne fait pas le 6, elle n'a pas entendu la grille au début. Mais elle a assez d'oreille pour ne rien jouer sur cette case. Quant au batteur, rien à faire, j'ai beau gesticuler, sourire, grimacer, danser, rouler des sourcils… il n'est plus au bureau. Il fait sa passe toutes les deux mesures maintenant. Il a l'air de se dire que voilà le moment idéal pour la répéter, cette passe, et qu'elle finira bien un jour par retomber sur le 1 de la prochaine mesure. Tap-boum, tara-boum, tatatataboum… déraillement… oh là, là.
Le guitariste et moi, à la fin de son solo, on s'entend plutôt bien sur l'idée de tout couper pour repartir en crescendo. On zigue-zague par tous les clichés du genre, histoire d'être bien pris au sérieux par nos collègues. Tout le monde comprend. On étouffe. On ramène à soi. Attention, public, nous venons d'accomplir la première NUANCE de la soirée. Ça y est. Le batteur a tenté une ultime fois de faire sa complication. Silence. On repart en douce. Le groove tout doux. Pom… dumdum dumdum dadooum… Et on monte un peu de son… la dynamique s'installe. Bon, un petit hi-hat, ça serait bien. Dumdumdum… Heuu… Allô ! Batteur ! Allooooo ! Dumdumdum… Non ! Il se lève. Salue. Désespéré, le guitariste entame un turn-around final, Loren le suit, Ben arrête son couplet en plein milieu, je plaque un gros tonique-bécarre qui pue et nous atterrissons à peu près toutes et tous sur le sol final (sauf le batteur, qui n'a pas eu le temps de se rasseoir). Rumble… Drrbomlombolom… Crash ! Nous saluons. Le public est mitigé. On remercie leur patience. Je secoue la tête.
Je descends de scène en parlant au vieux roi, où qu'il soit ce soir, dans sa soie et ses étoffes, sur son trône incontesté… Lucille sur le genou droit, la sangle en travers du smoking à paillettes.
— The Thrill is Gone, BB.

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