De Daniel Vuataz, dit le Kid, à JLK, dit le Papillon
Cher toi,
Hier j’ai accompagné Marie-Louise à Montchoisi. Un chauffeur est venu nous chercher dans la cours pavée de Prélaz, au milieu des machines de chantier et des tas de terre mouillée. Eh oui, je n’ai toujours pas le permis. Le type, un bénévole turc d’origine kurde, a installé Marie-Louise à l’arrière sur le siège adapté. Il venait d’amener une classe de gamins à la piscine, c’était son dernier trajet avant la pause. Je suis monté à l’avant du bus. Pendant qu’il conduisait, Erdan m’a parlé du bouquin qu’il lisait en ce moment et qui était posé, à l’envers, sur la troisième banquette avant ; un essai d’une journaliste turque sur les déplacements de populations. En Arménie. Je lui ai raconté une partie de mon voyage dans son pays, dont tu sais aussi deux ou trois choses. Edran m’a fait jurer d’aller visiter l’est et les grands plateaux de « l’autre Turquie », la prochaine fois.
Voilà, mon cher jeune et fringuant retraité, une toute petite partie de mon quotidien de ces cinq dernier mois. Quand je t’ai écrit pour la dernière fois, en novembre passé, je m’apprêtais à pénétrer, après un cours fédéral aussi obligatoire que désastreux, les couloirs de formica patinés de la Fondation Clémence, pour six mois. Les six derniers de mon service civil, après les sept autres passés au service d’un génial « petit vieux » de douze ans et demi et trente-six mille ans prénommé Charles-Albert.
Le plus facile, pour moi, c’est le contact. Le bête et pas si bête rapport humain. J’ai l’impression d’avoir fait ça toute ma vie, ou toute une autre vie. Même s’il faut trois ou quatre mois pour que les résidents les plus valides commencent à retenir mon nom, même si certains jours tout va de travers, il y a une dimension presque sacrée – en dépit des odeurs de pisse, de café froid, de médicaments, de désinfectant et de vieille pantoufles – qui meuble le temps et l’espace.
Evidemment, le stress et le surmenage guettent à chaque étage (et ici il y en a cinq, pour une centaine de résidents « longs-séjour », quarante « bénéficiaires du Centre d’accueil temporaire », une vingtaine de pensionnaires des « courts-séjours » et douze locataires des appartements protégés), tant le statut de « civiliste » inscrit sur nos badges (nous sommes entre cinq et dix dans la maison) donne la possibilité à n’importe quel membre du personnel fixe de nous employer pour une tâche ou une autre. Il y a des journées-girouettes. Mais des rapports se construisent, malgré tout, avec une poignée de résidents à qui j’ai affaire presque tous les jours, du petit-déjeuner au repas du soir.
Il faut que je te précise que ces EMS modernes sont en fait, bel et bien, des « mouroirs ». C’est un fait. Je crois que la durée moyenne d’un « long séjour », avant de repartir les pieds en avant, est de dix-huit mois. La moyenne d’âge, à mon étage, frise les nonante ans. Les familles qui placent leurs parents en établissement, au XXIe siècle, ne le font qu’au tout dernier moment, en toute dernière option. Avant cela, durant ce fameux « troisième âge » que tu connais depuis peu (je n’invente rien, il commence officiellement à la retraite mon cher), et pendant une partie des « âges » suivants, il existe toutes sortes de configurations qui tiennent les seniors hors des murs des Fondations, souvent fort heureusement. Une famille prévoyante et disponible, des services de soins à domicile, des appartements protégés… Franchement, ceux qui prennent leur dernier quartier ici appartiennent à la catégorie ultime. Troubles cognitifs graves (la plupart ont connu des accidents vasculaires ou cérébraux handicapant), perte presque totale de l’indépendance, gros soucis physiques, maladies typiques de la vieillesse. Des esprits sains piégés dans des corps foutus. Des têtes vides au-dessus de carcasses plus ou moins opérationnelles. C’est à chaque fois injuste. J’ai passé les trois premières semaines, honnêtement, à retenir des larmes, des émotions, de la colère.
Trente fauteuils roulants qui chevrotent « Voici Noël » en fermant les yeux pendant qu’une bénévole plaque des accords protestants sur un piano désaccordé : à la télé, c’est un sketch, mais dans la réalité, dans une réalité constamment répétée, c’est un coup dans la nuque. Un papy que je regarde, pendant une dizaine de minutes, tenter de se lever de son siège, centimètre de genou par centimètre de genou. Des histoires qui tournent en boucle. Des instants de grâce. Un étage à moitié décimé par une grippe. Une octogénaire qui éternue du sang. Des couples qui se reforment à presque cent ans. Des familles qu’on ne voit jamais, d’autres qui établissent le campement de guerre. Des histoires, des histoires, des histoires…
Je suis arrivé en même temps que Louis, le tatoué, qui a passé quinze ans de sa jeunesse dans la marine marchande, entre l’Amérique centrale et la Scandinavie. A Cuba, les putes n’attendaient même pas sur le quai, elles montaient sur le cargo dès qu’il touchait la grève. Sa femme est morte dans un accident de voiture à Göteborg, alors qu’elle n’avait pas quarante ans. Celle d’André, le chauffeur des TL qui ne connaît pas Marius, est aussi décédée depuis peu, mais lui ne le sait toujours pas, et ne le saura jamais. Il passe son temps à l’attendre, immobile, les yeux grands ouverts sur la dernière chaise du couloir, face à la porte vitrée décorée de fleurs en papier et de mains découpées dans du bristol de couleur, exactement comme aux fenêtres des enfantines. Quand on l’informe de la nouvelle, il sourit de l’air de celui à qui on ne la fait pas. Il a les mêmes yeux de Rosa, quand elle me montre une photo d’elle, en noir et blanc, prise dans les années 1950 alors qu’elle se lançait, à vingt ans, dans le mannequinat. Elle sort l’image de son portefeuille, la déplie lentement, souffle dessus, me la tend, et m’explique qu’elle ne peut plus la voir à cause de ses yeux qui l’ont presque complètement lâchée. Elle ne voit pas non plus le vertige temporel qui me soulève à la confrontation de ce souvenir, j’ai les visions simultanées du modèle, de la photo, puis de mon corps que j’observe soudain projeté en avant, dédoublé, ridé et déposé sur une chaise immobile à côté de Rosa. Mathilde et Roger sont un des rares couples de la Fondation. Lui est un grand-papa gâteau, brave sur la pente ignoble de son Parkinson, et puis soudain ses yeux s’embuent et il tape du point sur ses cuisses à se fendre le fémur, de rage, alors qu’il m’explique dans le cabinet du dentiste qu’aucun médicament n’a plus d’effet sur lui. La plupart lui donnent des hallucinations qu’il redoute plus que tout, même que sa femme. Willy, qui cultive un sale Parkinson lui-aussi, me raconte sa bibliothèque idéale (Balzac, Maupassant, Dumas, Dostoïevski et Cendrars) et me récite, de tête, les Soliloques du pauvre et Un cœur en hiver. Chaque vers prend dix minutes. Parfois, on a l’impression qu’il va simplement s’arrêter de parler et se figer, comme une statue dans un séisme microscopique. Suzanne a eu mon arrière-grand-mère comme maîtresse d’école à Genève. Elle adorait écouter Roger Vuataz à la radio le week-end, mais elle ne sais jamais à quel étage elle « habite ». A tout le monde elle répète qu’elle est « dans le cirage ». Jan m’a tout de suite fait penser, physiquement, à mon grand-père vers la fin de sa vie. Ses narines sont rétrécies, il a des quintes de toux parfois très longues, il est très maigre et très léger. Il es né à Alexandrie, a inventé le commerce international de la noix de cajou et a occupé un poste ministériel dans l’agriculture du Gabon dans les années septante. Il a laissé tout l’argent à sa femme, quinze ans plus jeune que lui, pour se faire pardonner des nombreuses libertés prises avec elle. Maintenant il vit au crochet de l’Etat et mange son pain toasté tous les matins, que lui apporte son infirmière préférée, Pauline. Je lui apprends l’étymologie des mots savants qu’il a oubliés, il semble à la fois incrédule et passionné. Parfois il m’insulte violemment. Il parle sept langues, encore parfaitement. La plupart des autres résidents sont à peine partis de leurs villages natals. Les familles nombreuses sont légions (jusqu’à quinze ou seize frères et sœurs). Les métiers modestes aussi. Beaucoup d’imprimeurs, de relieurs, de typographes.
Lausanne, ville de journaux. Quand je leur lis des Contes lausannois de Marcel Raoux, même si c’est plutôt la génération de leurs propres parents, la géographie leur parle. Depuis les toits et les balcons à véranda de l’avenue de Morges, en pleine ville, ils peuvent voir jour après jour la cité se métamorphoser. Sur les questions d’urbanisme ancien, ils sont incollables.
Et puis un quart d’heure plus tard, j’avais enfilé ma chemise noire satinée et je croonais What a wonderful world à la clarinette, un étage au-dessus, pour égayer la Saint-Valentin d’une quinzaine de couples de la Fondation. Je vois encore Lucette, maintenant, quand je ferme les yeux. J’apprends à faire la part des choses. On est tous un peu schizos, ici.
Tu y penses, toi, à ta mort ? Tu y songes, à ta vieillesse, celle qui te tiendra éloignée de tes chemins de traverses, de ton isba, de tes promenades avec Snoopy, de ta Jazz, des rayons les plus élevés de tes étagères remplies de pavés ? Tu te vois comment, toi, en petit vieux ? Et ta bonne amie ? Moi, je te jure, je n’y ai jamais autant pensé. C’est un miroir tendu, un brise-glace silencieux, Sisyphe assis sur son caillou version Rodin, ce service civil. Le soir je rentre en bus jusqu’à Bellevaux, le monde me semble étrange, grouillant, bruyant, et il me faut plusieurs heures pour réussir à me plonger dans quelque chose d’absorbant. Parfois c’est paralysant. Parfois c’est grisant. La vieillesse, la mort, la vie, l’altérité à soi, ce sont des pierres au fond de mon ventre. Je n’y ai jamais autant pensé. Et puis je n’ai jamais, non plus, compris autant.
On s’habitue à tout. Ça me fout les boules, d’un côté. Il y a des jours où je peux me tordre de rire avec les infirmières parce que Francine a uriné partout dans sa chambre, ou dire d’un air détaché, avec un collègue, que « Monsieur Rochat a bien baissé » et que ça ne m’étonnerait pas qu’on ait « bientôt une chambre de libre »…
Et puis, en même temps, je continue à découvrir. A propos de moi, des autres, de toute cette drôle de ronde, des danses des morts peintes sur les murs jaunes des églises anciennes de Slovénie, de l’attachement, du détachement, de la cruauté, de la beauté, du souvenir, de l’écriture. Il n’y a plus de vide entre les dalles. Ma sœur vient de m’annoncer qu’elle attend un gamin.
À chaque fois que je trouve ma tâche compliquée, je pense à Marie-Louise, cher Jean-Louis, et je tente de l’imaginer, à cinq ans, à dix ans, à mon âge, à trente ans, à cinquante ans, à la retraite, à ton âge, sur la table de Lucette. Je n’y arrive pas. Jamais. Marie-Louise est à la fois cette vieille dame vulnérable et isolée, et cette très petite fille inquiète qui appelle sa maman. Elle ne peut pas être autre chose. Il n’y a rien d’autre à dire.
Tu vois, j’aurais voulu te parler de tout ce qui m’arrive de « concret » depuis 5 mois. Un bouquin qui fait des échos, des projets qui aboutissent, l’AJAR, des jobs qui se profilent. Des choix assumés, des livres lus, même des livres vendus. Je mène une vie fragmentée puisque je n’ai renoncé à presque rien de mes activités d’« avant » pendant ce service obligatoire qui m’occupe pourtant de 8h à 18h – j’ai renoncé à une partie de mon sommeil et de ma vie sociale, c’est vrai, et mon rythme s’est ralenti.
Prends soin de toi,
Le kid