Les antibiotiques sont trop et mal prescrits. La situation est meilleure dans certains pays que dans d’autres, mais elle n’est pleinement satisfaisante nulle part. Quelles sont les raisons de ces imperfections? Je voudrais essayer de les évoquer très brièvement et superficiellement pour m’attarder davantage sur un facteur qui me semble essentiel et que Davide Egorentino a proposé d’appeler "le syndrome du pessimiste heureux".
1. Les antibiotiques ne sont apparus que dans les années 40 et n’ont qu’à peine plus de 60 ans. Cela a représenté un bouleversement considérable. Des maladies devant lesquelles nous étions totalement démunis et qui entraînaient inexorablement la mort pouvaient être guéries en peu de temps. L’efficacité de ces produits était presque palpable, elle était en tout cas visible et spectaculaire.
2. Les médecins ou au moins beaucoup d’entre eux ayant découvert qu’ils pouvaient être extraordinairement efficaces dans des maladies infectieuses graves ont pensé que "qui peut le plus peut le moins". Ils se sont mis à utiliser très largement des antibiotiques. Dans les années 60, il était tout à fait courant d’utiliser des antibiotiques dans les rhino-pharyngites ou au cours des gastro-entérites.
3. Les 20 premières années de l’utilisation des antibiotiques ont été marquées par le plaisir de la découverte et par l’ivresse chez certains et la satisfaction chez tous de pouvoir agir efficacement. Lorsque l’on s’est rendu compte que les antibiotiques avaient certaines limites et certains dangers, on ne s’en est rendu compte que de façon très progressive.
5. Lorsque les antibiotiques ont été découverts les médecins ont été heureux et le public également. Les médecins et le public ont pensé ensemble qu’une arme magique avait été découverte. Toute maladie fébrile était rapidement l’occasion d’une prescription d’antibiotiques et très souvent cette maladie fébrile guérissait car c’est le destin habituel d’un très grand nombre de maladies fébriles de guérir avec ou sans antibiotiques. Ainsi l’automatisme qui conduisait à prescrire un antibiotique devant toute affection fébrile se transformait en rite quasi-religieux. Le prescripteur officiait et le malade se soumettait à cette nouvelle religion.
6.Les laboratoires pharmaceutiques ont produit des antibiotiques et ont produit aussi un discours idéologique vantant les mérites des antibiotiques et taisant ou minimisant les insuffisances et les dangers.
Avant de proposer d’autres facteurs explicatifs j’aimerais insister sur l’imbrication de ces facteurs et sur leur fonctionnement en système. Dans les années 60, lorsqu’un médecin voyait un enfant ayant une rhino-pharyngite, il prescrivait un antibiotique et l’enfant guérissait. Le médecin pensait être à l’origine de cette guérison et l’enfant et sa famille lui étaient reconnaissants ainsi qu'à la science d’avoir mis au point des antibiotiques.
Pour les médecins cela apparaît clairement si on se réfère au "syndrome du pessimisme heureux" et pour les malades car ils vivaient de façon répétée la séquence maladie, prescription, guérison, qui est toujours agréable à vivre dans l’instant où elle a lieu mais aussi comme promesse de guérisons futures nombreuses réalisant toujours la même séquence: maladie aiguë fébrile fortement découpée d’avec l’état de santé antérieur, prescription d’un médicament nouveau et puissant qui est destiné à être remplacé par des produits toujours plus nouveaux et toujours plus puissants et guérison.
Coup de projecteur sur "le syndrome du pessimiste heureux"
Supposons qu’un médecin pense que toute rhino-pharyngite s’accompagne d’une otite et que toutes les otites risquent d’évoluer vers une mastoïdite si elles ne sont pas traitées énergiquement par des antibiotiques. Ce médecin serait très pessimiste. Il prescrirait devant chaque rhino-pharyngite des antibiotiques et s’assurerait qu’ils sont bien pris à la dose voulue, pendant la durée nécessaire. Il observerait alors que le malade ne fait pas la mastoïdite redoutée et qu’il guérit. Il serait heureux.
Par ailleurs, un médecin pessimiste qui imagine que derrière toute rhino-pharyngite se profile une mastoïdite a tendance à attirer vers lui une clientèle persuadée que les rhino-pharyngites sont potentiellement très graves. Ses clients iront le voir en lui demandant de mettre en œuvre le plus rapidement possible la thérapeutique salvatrice.
On ne comprend bien la dynamique du médecin pessimiste et des clients inquiets faisant appel à l’antibiotique "salvateur" que si l’on examine ce qui se passe lorsque le médecin est optimiste et que ses clients ne sont pas exagérément inquiets. Le malade peu inquiet ne consulte pas dès le premier jour et lorsqu’il consulte le médecin normalement optimiste se demande si cette consultation est bien utile et si le malade n’aurait pas aussi bien guéri s’il n’avait pas consulté.
Dans la pratique du médecin pessimiste, tout est net, clair, tendu. C’est de l’ordre de la tragédie grecque, le médecin sait ce qu‘il redoute, il sait ce que l’on attend de lui, il sait ce qu'il va faire et quand et comment il va le faire. Le malade sait aussi ce qu‘il veut. Il veut la même chose que la fois d’avant, la même chose que tous ceux qui ont eu les mêmes symptômes que lui se sont vus prescrire. Après cette "épreuve", le malade sera guéri et il pensera que le médecin (et l’antibiotique) l’ont guéri et le médecin pensera de même.
Le médecin pessimiste sera entouré de nombreux malades qui auront le sentiment de lui devoir la vie. Et de lui devoir non pas une ou deux fois la vie, mais quinze, vingt ou trente fois. Rien n’est plus agréable avant de rentrer à l’église (ou à la mosquée ou la synagogue) que de croiser le regard souriant de ceux qui vous remercient sans paroles inutiles pour toutes ces vies que vous avez su arracher à la mort. Le pessimiste ou celui chez lequel un comportement pessimiste se manifeste fortement devant tout épisode fébrile est un homme profondément heureux.
Jean-Pierre LELLOUCHE
(Article précédemment publié dans "Pratiques ou les cahiers de la médecine utopique"
avril
2009, N°45 : 86-87)