LES KAMI
Tous les êtres homéothermes vont de place en place,
de nom en nom,
de halte en halte,
de golfe en golfe,
de gîte en gîte,
de vide en vide.
De ma en ma, de forme en forme, d’image en image, de séquence d’images en séquences d’images, de rêve en rêve, de mot en mot, de phrase en phrase, de patronyme en patronyme, de transfert en transfert, de visage en visage.
Les esprits eux aussi ne manquent pas à cette règle qui régit les mœurs des mammifères quand ils sont devenus à peu près humains.
On appelait kami les démons dans le monde japonais ancien. Le nom de ces êtres à deux mondes se décompose en ka (la flamme qui monte) et mi (l’eau de pluie qui tombe).
Va et vient entre deux mondes allogènes.
Les kami aiment les creux, les vides, les ma où ils se reposent de temps à autre au cours des incessants allers-retours entre le ciel et la terre qui font leur destin.
J’évoque les sanctuaires qui sont beaucoup plus aléatoires que des temples constitués.
Ma est le creux habité par un kami : ce vide fait l’intervalle dans le temps comme il fait le lieu dans l’espace.
Le noir entre les scènes est ma.
Ma est séparation qui relie (ponctuation qui fait transition).
Le blanc dans la page, entre les paragraphes, est ma.
Le ma c’est aussi la couleur blanche sur le visage du danseur de buto, qui rend les métamorphoses possibles en effaçant les traits particuliers du visage.
Ma est le Masque, où le visage se retire comme ma est la laisse de mer, où la mer se retire.
Pascal Quignard, L’Origine de la danse, Éditions Galilée, 2013, pp. 103-104.
■ Pascal Quignard
sur Terres de femmes ▼
→ Boutès (note de lecture d’AP)
→ [Lancelot dit] (extrait des Désarçonnés)
→ Medea (note de lecture d’AP)
→ Villa Amalia (note de lecture d’AP)
→ 23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait)
→ 28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (note de lecture des Ombres errantes par AP)
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