À propos de L'Amour est plus froid que la mort, et de Querelle
Il est intéressent et révélateur, avec trente ans de recul et les commodités du DVD, de regarder d'affilée le premier et le dernier des films de Rainer Werner Fassbinder.
Ce qui frappe immédiatement, à la comparaison de ces deux oeuvres apparemment si dissemblables, voire opposées par leur esthétique, est ce qui les apparente au contraire par leur rigueur de conception, quant à la forme, et plus encore par la pensée qui en fonde le sens et par le style qui en scelle l'originalité personnelle.
Cela étant, le synopsis roule déjà sur les relations triangulaires du désir mimétique, omniprésent dans l'oeuvre à venir de Fassbinder. Malfrat de petite envergure, Franz (RWF lui-même) refuse de se soumettre aux règles du syndicat du crime et se trouve, par celui-ci, acoquiné à un certain Bruno (Uli Lommel) pour divers mauvais coups auxquels participe plus ou moins Joanna (Hanna Schygulla), au fil d'une action stylisée à outrance, parodique et soumise à la fameuse distanciation brechtienne ou V-Effekt. Jawohl !
Or tout ça, qui fait encore très années 60 intellos, n'en est pas moins marqué par la patte de Fassbinder autant que par la présence physique de sa bande issue de l'Antitheater, réunissant Ingrid Caven et Peer Raben, Irm Hermann et Kurt Raab, notamment. La dédicace à Claude Chabrol, Eric Rohmer et Jean-Marie Straub fait aussi date...
Treize ans seulement séparent le premier et le dernier film de RWF, qui en a tourné plus de quarante dans l'intervalle !
Marqué par un scandale très médiatisé à sa sortie à la Mostra de Venise, en 1982, peu après la mort de Fassbinder, Querelle fut hautement loué par le Président du jury, Marcel Carné, que ses jurés ne suivirent pas. Aux yeux de certains, le film est LE chef-d'oeuvre de Fassbinder, ou son film-testament.
Pour ma part, j'abonde plutôt dans le sens d'Olivier Assayas, qui reconnaît l'exceptionnelle densité plastique de ce film, sans voir en lui un "testament", en cela qu'il annonce plutôt un renouveau du réalisateur plus qu'il ne marque une conclusion. À ce propos, certains ont voulu voir là le "chant du cygne" d'un artiste fini et suicidaire. Or Franco Nero, qui incarne dans le film le lieutenant Seblon, s'inscrit en faux contre cette vision des choses, rappelant que RWF avait trois grands projets en cours (dont un film sur Rosa Luxembourg) auxquels il devait être lui-même associé.
Le roman-poème de Jean Genet, Querelle de Brest , a été écrit en prison et ressortit entièrement aux fantasmes érotiques du génial taulard érigeant, en dogmes inversés, les "valeurs" de l'érotisme homosexuel, de la trahison et du meurtre. Telle étant la façon, pour un enfant perdu de naissance, de "retourner" la situation que lui avait imposée la société.
Dans la langue la plus somptueuse (Genet est sans conteste un des grands stylistes du XXe siècle),le roman tisse les relations, autour du bordel de La Feria, de tout un monde interlope dont la seule figure féminine est la mère maquerelle Lysiane, en couple avec Robert le dur, frère de Querelle. Le roman parodie le (mauvais) genre illustré par Carco et consorts, émaillé de dialogues canailles à souhait. Fassbinder, dans ce film de commande qui devait d'abord être tourné par Werner Schroeter, reste donc près de l'écrit, auquel il ajoute une imagerie à la fois kitsch (genre Pierre et Gilles à la puissance mille) et magnifique.
Jean Genet parle explicitement, dans Querelle de Brest, de la "monstruosité des amours masculines", et l'on ne s'étonnera pas que le film de Fassbinder, fidèle à cette vision conséquente, ait scandalisé jusqu'aux membres de la communauté gay, notamment aux Etats-Unis où le sida commençait ses ravages. De fait, rien n'est plus éloigné de la "normalisation" que l'éthique de rupture rebelle d'un Genet (autant que d'un Pasolini), et nulle acclimatation non plus de l'amour "différent" ne se formule dans le film de Fassbinder dont les seules figures attachantes sont incarnées par Madame Lysiane (une Jeanne Moreau assez merveilleuse), le lieutenant amoureux (Franco Nero) et le jeune Gil (le lumineux Laurent Malet), tous trois tenus à l'écart des mecs narcissiques s'enfilant sans amour comme le serpent se mord la queue.
Grande chose, assurément, du point de vue de la mise en scène autant que par sa vision extrémiste (et courageuse) de la phallocratie homosexuelle, Querelle n'est pas pour autant, à mes yeux en tout cas, ce qu'on pourrait dire LE chef-d'oeuvre de Fassbinder, et l'expression idiote de film-culte n'en rend pas mieux compte. À vrai dire, toute l'oeuvre de Rainer Werner Fassbinder est à prendre dans son ensemble et sa progression de work in progress, formidablement poreuse en son époque...