De l'apprentissage du dessin 28

Publié le 27 avril 2013 par Headless

Ruiner

Parce que dessiner n'est pas que construire et que le dessin peut aussi naître de la destruction. De même que l'on peut figurer par le plein mais aussi par le vide, il y a deux approches du dessin : une positive (ajouter des signes à la page) et l'autre négative (retrancher, effacer, altérer jusqu'à détruire ce qu'il y a sur la page ou s'en prendre à la page elle-même - en perçant, trouant).

Le "rayé des listes" de Paul Klee nous montre une tête morcelée et barée d'une grande croix. Klee peint ce tableau alors que le régime nazi l'oppresse et qu'il apprend qu'il est atteint d'une grave maladie. Cet acte fort de barrer une tête (la sienne) d'une croix se répercute jusque dans le choix des couleurs ternes et salies. Que veut donc dire que de porter atteinte à sa propre production? Jusqu'à parfois la menacer de disparaître?

Ce sont le cubisme et le Dadaïsme qui ont initié cette idée d'une destruction, d'une déstructuration, d'un éclatement dans le processus de création au XXème siècle. Réponse au chaos du premier conflit mondial, à l'absurdité du monde moderne et à sa métamorphose rapide liée à la technologie ou encore au refus d'entretenir l'illusion d'un ordre et d'une harmonie quelconque. Dada voulait la mort de l'art, la mort du beau pour dire sa révolte.

Y a-t-il moins de raisons aujourd'hui de remettre en question l'illusion d'un équilibre et d'un sentiment de totalité? Non, bien au contraire. D'où un goût souvent présent dans la modernité pour le fragment, l'inachevé, le monstrueux.

Les dessins d'Antonin Artaud profanent, salissent le blanc du papier. Ses blessures intérieures, il les crachent, les projettent sur la surface du papier.Le support doit souffrir comme l'être, après tout.

Chez Giacometti ce sont des biffures croisées et entrecroisées qui palpent les contours d'une présence (ou d'une absence) comme pourrait le faire un aveugle, à tâton dans le noir. On n'est sûr de rien, on n'est sûr que de son incertitude. On fait avec. On met en oeuvres ses doutes, jusqu'à faire de l'échec une oeuvre.

Vous retrouvez ça chez Kafka ou Beckett en littérature. Oui, on peut exprimer jusqu'à l'impossibilité de s'exprimer, communiquer sur le fait qu'on ne peut pas communiquer. La tentative comme résultat, l'inachevé comme fin.

Pour en finir avec le chef d'oeuvre et la maîtrise. La modernité tourne le dos à l'anthropocentrisme arrogant des lumières et affronte sa part d'ombre. On peut donc faire oeuvre du désoeuvre. Le romantisme avait commencé à figurer la ruine, d'abord de façon assez classique et symbolique (monuments en ruines, cimetières chez Victor Hugo, Friedrich) puis c'est la ruine elle même qui s'est imposée comme une façon de faire (ou pour être plus précis, de défaire). 

Faire et défaire, construire et détruire. Que ce soit à partir de son propre dessin ou d'une matière première détournée (affiches, magazines, photographies...), on peut créer en détruisant, en ruinant, en fragmentant.

Il est formateur pour tout dessinateur d'expérimenter de temps en temps d'autre logique et de ne pas rentrer dans la pratique du dessin comme dans une évidence, un "ça-va-de-soi". A priori, on apprend à construire plutôt qu'à détruire.

Mais on apprend beaucoup en détruisant, comme les enfants qui cassent leurs jouets pour en comprendre la face cachée. C'est là l'apport des cut up de W. Burroughs, trouver de la poésie jusque dans une coupure de presse, un discours politique. (Cette technique consiste à sectionner un texte au ciseau et à le redistribuer dans un ordre aléatoire).

Que ce soit détruire pour reconstruire autre chose, pour détourner, pour révéler un autre aspect. Ou pour la force du geste (car le "comment c'est fait" importe autant que le pour quoi c'est fait) : brûler, déchirer, délaver, saturer, recouvrir, noircir, etc. Car la sémantique (ou sens) liée à l'acte est parfois plus forte que la simple chose imagée. Par exemple dessiner un visage directement avec du feu (tison, briquet) plutôt que dessiner des flammes sur un visage.

Il faudrait maintenant préciser sur quoi peut se porter cette destruction.

On peut "ruiner" son support : dessiner jusqu'à marquer, voire trouer la page. On pense aux coup de lames de Fontana sur ses toiles ou aux peintures de feu de Klein.

On peut aussi "ruiner" ses outils : dessiner à en casser sa plume, écraser ses pinceaux, casser la mine du crayon ou de la craie.

On peut aussi ruiner la représentation par l'altération, la disparition, la défiguration, l'effacement. On peut faire ça à posteriori, sur une base dessinée classique. On peut ruiner également son dessin à la base, en choisissant des moyens ou supports inappropriés, fragiles, éphémères.

Ruiner, hélas, a aussi été la motivation des fascismes et de leur volonté de tabula rasa : détruire le passé, la mémoire, pour reconstruire un monde neuf. On a vu tout le mal qui en a découlé (destructions humaines, destructions d'oeuvres, autodafés...) et qui a fait dire aux Nazis de tels ou tels artistes qu'ils étaient "dégénérés". L'histoire a montré qui l'étaient le plus.

Et pour finir, mais là on ne peut pas vraiment simuler (et on ne recherche pas forcément cet état), on ruine car on est soi-même ruiné, de l'intérieur. On est en divorce avec la réalité et on ne peut plus représenter autre chose qu'un chaos (qui fait écho au dedans). C'est ce qui peut se passer après le traumatisme de la guerre, mais aussi de la vie. C'est ceux que l'on nomme maldroitement  des artistes écorchés.

Mais cet acte apparemment négatif, détruire, comporte aussi une part positive et un sens profond. Démasquer, dévoiler, révéler une autre réalité. Dans les Upanishads, la réalité est souvent définie comme une chose voilée, et l'acte héroïque est de "déchirer, détruire, le voile de l'ignorance" qui nous masque la vérité du monde et de nous-mêmes.

Cela renvoie aussi à cette antique lutte entre iconodoules et iconoclastes, les uns défendant et adorant les images et les autres les condamnant et les détruisant (on voit la différence entre deux conceptions opposées mais peut-être aussi complémentaires, qu'on retrouve dans l'Islam et le Judaïsme d'une part et dans le Catholicisme ou encore le Bouddhisme Tibétain de l'autre).

Détruire questionne notre rapport à l'image et au monde, et bien sûr à nous mêmes. C'est une voie qui n'est pas à négliger. C'est l'autre possible de la création.