De Matthieu Ruf, dit Matteo, à JLK, dit le Papillon.
Quelque part dans la Pampa, le 27 avril 2013
Cher JLs,
Il reste 130 kilomètres jusqu'à la destination finale de mon bus Taqsa-Patagonia, dont la devise est : « ange passe » (en franchute). J'ai déjà vingt-sept heures de route dans le dos, tout autour de moi s'étend la terre des lièvres et des buissons dorés à n'en plus finir jusqu'aux cimes enneigées des Andes, le soleil embrasse sans l'ombre d'une ombre la Patagonie, et enfin puisque l'ange a passé, enfin je me décide à t'écrire.
En vérité je n'ai cessé de t'écrire dans ma tête, et de penser à tes mots écrire comme on respire, en ne cessant depuis six mois de respirer et d'écrire à pleins poumons. J'ai pensé ces jours à une lettre que je t'ai envoyée il y a dix ans, à l'époque où je pourchassais mon reflet dans les saumâtres eaux de la Liffey : figure-toi que j'en ai complètement oublié le contenu. Ouais, dix ans, déjà. Figure-toi que j'aurai trente ans, l'an prochain, je vais vraiment commencer à pouvoir dire : il y a dix ans ceci, il y a dix ans cela... Mais qu'importe ? puisque comme tu l'as écrit un jour dans l'édito d'un quotidien vaudois, à propos d'un de mes films préférés : nos meilleures années, c'est la vingtaine, mais la trentaine, au fond, c'est pas mal non plus, et quant à la quarantaine, elle n'a rien décidément rien à leur envier, et puis la cinquantaine...
Six mois donc que je me suis lancé dans le fleuve avec notre cher Kid, six mois que ma maison, c'est un grand sac prêté par un grand frère et un petit sac prêté par un autre grand frère, six mois le long d'un tracé sur l'océan et une étroite bande d'un autre continent. Six mois que tu m'as dit « forza! » sur le parking à vélos devant le Buffet de la Gare. Peu avant, tu m'avais téléphoné pour qu'on se voie avant mon départ, je descendais la rue du Bugnon, je sortais de la polyclinique avec dans le sang un vaccin contre la rage bubonique de Palombie (ou quelque mal similaire). Tu m'as appelé et comme je te demandais s'il fallait prendre Proust ou Dostoïevski pour mes dix jours de cargo, tu m'as conseillé de prendre Dosto ou mieux encore, Conrad ou Naipaul, en ajoutant : « tu liras Proust en prison ! »
Cher vieux, figure-toi que j'ai acheté Crime et châtiment bien après avoir débarqué du cargo, et n'en ai pas lu une ligne. Un tuyau bouché dans la rue Carmen Alto de Cusco, conjugué au déluge péruvien, a fait remonter mille litres d'eaux usées au rez-de-chaussée de l'hôtel où j'avais laissé mon sac pour aller crapahuter plus léger dans la jungle. Le pauvre Dosto, pour le dire comme ici, se fue a la mierda. Comme deux de mes carnets, dont tout ce qui avait été rempli à la plume a été complètement effacé, m'invitant au palimpseste de mon propre voyage. Je me demande comment tu aurais réagi à ça, toi et ton épaisse encre verte. Moi, je les ouvre périodiquement, mes carnets gondolés, je regarde les pages blanches, et je reste encore incrédule. J'ai pu quand même sauver Les veines ouvertes d'Amérique latine, une bible gauchiste de 1970 écrite par un grand Uruguayen. J'essaie de ne pas suivre ton exemple de lecteur de bibles gauchistes et de le lire autrement que par l'aisselle...
Ce jour-là, dans mon oreille errant sur le trottoir en sortant de l'hôpital, ton enthousiasme m'a fait du bien, comme les encouragements de tous ceux qui m'ont aidé, dans ma vie de jeune vieux, à partir en voyage. Tu m'as dit : c'est bien, après la Fräulein, tu vas trouver une belle latine et la sensualité... Je t'ai dit : c'est bien ce qui me fait peur, et tu m'as traité de pauvre protestant. J'ai rigolé, car je savais que tu avais raison, toi le jeune vieux calviniste défroqué...
Jean-Louis, j'ai trouvé deux belles latines à cheveux noirs, l'une derrière un bar à Bogotá, l'autre en crapahutant dans la jungle péruvienne pendant que Dosto et mon Panama superfin d'Equateur se noyaient dans la merde ; ce furent des heures et des jours inoubliables, ce n'est peut-être pas fini mais le voyage m'a trop habité, le voyage te reprend comme une chaussure de cuir déjà bien marquée sur les bords mais solide et prête à marquer la poussière jusqu'au bout, et le voyage, c'est ainsi, m'a repris, sans que je ne dépose vraiment mon baluchon où que ce soit.
Je t'imagine parfois, les fesses sur les sièges bleus de ces bus saturés de mauvais films à mitraillettes, ou debout devant ces lacs immaculés entre les cordillères, ou dans les gaz d'échappement pénétrant dans ces échoppes où l'on te sert du poulet gras, du riz et des frites, ou plissant les yeux ébahis devant un désert que l'on met vingt heures à traverser, ou lisant Cingria posé sur un vieux caillou du Machu Picchu, imperturbable aux colonnes de ces touristes à ciré que tu exècres glissant entre les pierres. Je t'imagine continuer la liste et ne jamais pouvoir la tenir à jour. De « celle qui espère que prendre de l'ayahuasca lui révélera son vrai Moi. » De « celui qui doit payer 280 dollars pour traverser le même lac que son idole Ernesto Guevara. » Alors, avant qu'il ne soit trop tard, parce que dans un mois le voyage sera terminé et que de tous ces êtres il ne restera que des mots, effacés ou non, et pour que tu connaisses au moins une infime partie des raisons qui font que je ne cesse, depuis six mois, d'écrire et de respirer à pleins poumons, laisse-moi donc, cher Jean-Louis, te donner une petite, toute petite partie de ma liste, tu en feras – ou pas – des celui et des celle avec des gueules de latinos et de gringos...
- J'ai rencontré un jeune poète de la vie, bicolore, à barbiche, Chilien à boucle d'oreille zyeutant mon « take five » à la guitare et l'empoignant pour faire bien mieux, célébrant avec moi le culte des Saveurs de l'Avocat Sacré, échangeant son Avishai Cohen contre mon Ali Farka Touré ;
- J'ai rencontré une très vieille dame de sang Mapuche, vivant dans une maison de bois au fond d'une forêt, serrant les poings de colère devant le pommier de sa naissance, cadavre sortant la tête d'un lac de barrage ayant inondé ses terres ;
- J'ai rencontré un Californien en marcel, à moustache et mèche blonde et tout droit sorti de Starsky & Hutch qui m'a demandé : « est-ce que tes amis te manquent ? » en sifflant un jus de fruits de la passion dans une ville péruvienne qu'il qualifiait de shithole ;
- J'ai rencontré un Français qui avait traversé l'Atlantique en voilier et me racontait, buvant sa bière dans le centre moderne de Quito, sa rencontre avec Matt, écrivain voyageur en pleine rédaction d'un bouquin de philo, intitulé « Le monde, ce qui va mal, ce qui pourrait aller mieux, ou quelque chose comme ça » ;
- J'ai rencontré un petit mec colombien mitraillant son bled avec mon Reflex de gringo, souriant jusqu'aux oreilles lorsque je lui ai filé une pièce de 10 centimes d'euros ; un petit mec équatorien réclamant Mickey Mouse au lieu du Cocrodile dans un gigantesque mall de la capitale ; un petit mec chilien en polo rose prenant en même temps que moi un cours de percussions sur cajón en attendant son entraînement de basket ;
- J'ai rencontré, sous un volcan, un Québécois à catogan obsédé par la figure d'homme total de Tolstoï, qui connaissait Voisard mais pas Chessex, et qui a résumé l'écrivain suisse à ses yeux, de Rousseau à Bouvier en passant par Walser : « sorte de promeneur qui regarde le monde de son regard extérieur » ;
- J'ai rencontré un homme en marcel (encore) qui dans le silence pluvieux de sa maison dressée sur un village boueux d'Equateur, et de ses ongles longs et bougeant comme des aiguilles, tressait le même chapeau durant cinq mois, pour qu'il finisse sur la tête de Silvester Stallone, ou l'un de ses potes ;
- J'ai rencontré une jolie chimiste à casque blanc, qui m'a fait visiter une usine de lingots d'or, qui vivait deux semaines sur trois dans cette montagne de roche nue et de ciel, sans oiseau, sans cours d'eau, sans l'ombre de quoi que ce soit qui pousse ;
- J'ai joué au billard avec un ornithologue finlandais, porté un kilo de céleri en suivant une octogénaire trottant dans un marché aux légumes, dansé la salsa avec des yeux verts, bleus ou bruns, montré longuement des photos du Léman à un Colombien jamais sorti de son pays, écouté des Equatoriens aisés parler de leurs chiens pendant une heure, transporté des caisses de bières pour des Kichwas du fleuve Napo, vu des thons dans l'océan, des colibris dans l'Amazonie, des flamands roses de loin, des pic-verts à tête rouge de près, des condors, des truites longues comme le bras dansant dans une rivière comme McCarthy l'a écrit, et j'ai écrit, dans les lits, les cafés, sur des bancs et des bouts de roche, parfois sans pouvoir lire mes propres mots, à la lueur bleue suicidaire des bus de nuit, j'ai pas mal rêvé aussi et voilà pourquoi je t'écris, vieux grigou...
Or voici que les cimes enneigées sont presque à portée de mains, les glaciers promettent, la petite bourgade de El Calafate s'approche enfin. Je te laisse là, cher Jean-Louis, à quelques jours du but de mon voyage sans but : les quais d'Ushuaia. Je me demande comment tu vas, comment vont les tiens, quelle vision tu as, en ce moment, depuis l'alpage, quel est ton dernier coup de cœur à papatte. Ce que tu écris. Ce que tu aimerais que nous écrivions, nous les jeunes loups que tu secoues avec raison. Et te dis à très bientôt, en Suisse. Je remonterai enfin à la Désirade, tu me montreras enfin l'Isba, et on se fera une infusion d'herbe de mate que j'aurai ramenée d'Argentine.
Forza, Matteo.