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5 mai 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal

Publié le 05 mai 2013 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

Samedi 5 mai, 9 heures du soir.

  Oh ! les femmes ! les femmes…
  Et j’ai dix-sept ans ! et pas un baiser d’amour, pas un mot ! pas un sourire, et je brûle, je brule.
  Oh ! le soir, quand je suis couché, que Georges m’a dit bonsoir et m’a embrassé, que tout est noir dans la chambre et que je suis seul dans mon grand lit, je me figure presser sur moi la jeune fille de mes rêves, étroitement, amoureusement… Et sans mauvaises pensées… Ah ! je ne vois que son visage, ses cheveux, son cou. Le reste n’existe que vaguement, je n’y songe pas, je ne veux pas y songer. Et nous sommes étendus l’un près de l’autre, et nous nous parlons ; je fais moi-même, bien entendu, les demandes et les réponses, je joue à l’amour, comme les enfants jouent à la marchande. Et je suis si content… si content… rien que d’y penser. Je la vois dans mes bras, sa joue sur ma joue, ses cheveux dans mes yeux, nos haleines confondues… dans la chaleur moite des draps blancs, et tout un parfum d’amour montant de mon corps, enivrant, affolant. Oh ! l’entendre parler, tout contre, toute la nuit… un paradis, enfin !
  Et je me réveille, seul, plus seul qu’avant, angoissé, le cœur serré, la langue sèche, et triste… triste… Ah ! romantiques, on se moque de vous, mais c’est pourtant bien vrai que je souffre dans ces moments-là, de désir, d’attente, d’incertitude, d’envie.
  Oh ! ma première nuit ! Ma première maîtresse, mon premier baiser !
  Avec qui ? Avec qui ?
  Oh ! pas avec une garce ! Jamais ! Oh ! l’horreur ! Toutes ces choses pieuses, sacrées, avec une prostituée, avec une fille à soldats, payée, vendue ! Et mes premiers étonnements d’enfant, mes premières caresses, mes premiers mots d’amour, prodigués, perdus, souillés, sur une de ces créatures ! Oh ! ce souvenir, ce souvenir plus tard de cette première nuit, qu’on ne doit jamais oublier, qui doit vous être éternellement présente à l’esprit, jusqu’aux moindres détails, jusqu’aux plus petits mots, jusqu’aux baisers les plus furtifs, ce souvenir le plus saint de tous, le voir mêlé à un pareil être, oh ! ça, jamais !
  Dussé-je attendre jusqu’à vingt ans, crever de désir et d’amour rentré, je fais ici le serment que ma première nuit, je ne l’achèterai pas, et que, si je ne puis la passer avec une vierge, chance trop improbable, je ne la passerai pas avec une putain !
  C’est le premier serment que je me fais à moi-même, mais il est solennel. J’en jure sur les têtes sacrées de ma mère et de mon frère Paul !... et sur Dieu, s’il existe !


Pierre Louÿs, Mon Journal, 24 juin 1887-16 mai 1888, L’école des lettres | Le Seuil, 1994, pp. 243-244-245.





■ Pierre Louÿs
sur Terres de femmes

Quelle île nous conçut… (extrait de Pervigilium Mortis)
→ 11 mars 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal
→ 21 avril 1888 | Pierre Louÿs, Mon Journal
→ 8 septembre 1898 | Lettre de Pierre Louÿs à Georges Louis

■ Voir aussi ▼

→ (sur Terres de femmes) 20 décembre 1875 | Naissance de Marie de Régnier
→ (sur Terres de femmes) 12 mars 1936 | Maggie Teyte enregistre les Chansons de Bilitis de Debussy



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